Une autre histoire
Le 23 juin 2011
Assemblant, tel un archéologue, un précieux matériau documentaire sauvé de l’oubli sans le soumettre à une interprétation préétablie, Thomas Heise s’inscrit en faux contre l’histoire officielle et consensuelle, refusant d’inscrire le mot fin. Un travail exemplaire qui captive et bouleverse.
- Réalisateur : Thomas Heise
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Allemand
- Editeur vidéo : filmmuseum
- Plus d'informations : http://www.choses-vues.com/blog/
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– Durée : 2h43mn
Assemblant, tel un archéologue, un précieux matériau documentaire sauvé de l’oubli sans le soumettre à une interprétation préétablie, Thomas Heise s’inscrit en faux contre l’histoire officielle et consensuelle, refusant d’inscrire le mot fin. Un travail exemplaire qui captive et bouleverse.
L’argument : Des images prises de la fin des années 80 en RDA jusqu’au présent de l’année 2008 en Allemagne. Ces restes ne quittent pas mon esprit. Toutes ces images ne cessent de s’y associer pour former de nouvelles combinaisons, différentes de celles pour lesquelles elles étaient prévues au départ. Elles restent en mouvement. Elle deviennent Histoire. Le matériau reste incomplet. C’est ce que j’ai gardé en moi, ce qui est resté important pour moi. Mon portrait.
Bilder von den späten 1980er Jahren in der DDR bis in die unmittelbare Gegenwart des Jahres 2008 in Deutschland. Das, was übrig geblieben ist, belagert meinen Kopf. Darin setzen sich all diese Bilder immer wieder neu zu etwas anderem zusammen, als zu dem, für das sie ursprünglich gedacht waren. Sie bleiben in Bewegung. Sie werden Geschichte. Das Material bleibt unvollständig. Es ist, was ich aufgehoben habe, was mir wichtig blieb. Mein Bild. (Thomas Heise)
Notre avis : Que donne à voir et à entendre Material ?
Dans un ordre qui n’est pas exactement celui du film et sans souci d’exhaustivité :
– des prises de vues réalisées pendant les répétitions de la pièce de Heiner Müller Germania Tod in Berlin, mise en scène par Fritz Marquardt au Berliner Ensemble (Première le 9 janvier 1989) ;
– d’immenses manifestations sur l’’Alexanderplatz au moment de la chute du Mur et une interview à chaud d’un Egon Krenz visiblement dépassé par les évènements (pour mémoire : Krenz fut le dernier Secrétaire Général du Comité Central de la SED pendant six semaines) ;
– l’évacuation des squats de la Mainzer Straße à Berlin-Friedrichshain le 14 novembre 89 ;
– des paroles de détenus et de gardiens-éducateurs dans une prison du Brandenbourg au moment du délitement de la RDA ;
– une session particulièrement tendue de la Volkskammer (le parlement est-allemand) après les élections précipitées de mars 1990 ;
– L’assaut extrêmement violent par un groupe de gauchistes de la salle où avait lieu, en 1992 à Halle sur la Saale, la première du film Stau - jetzt geht’s los !, documentaire de Heise laissant la parole à de jeunes néo-nazis ;
– la destruction du Palais de la République ;
– des vues de Berlin en 2008.
Ces images, pour la plupart des rushes non utilisés de films précédents ou de projets interrompus, sont les restes, témoignages fragiles, souvent uniques et d’une valeur inestimable, que Thomas Heise est parvenu à sauver in extremis de la disparition (en raison de l’altération des supports) grâce aux maigres subsides débloqués par diverses instances (dont Arte - Allemagne) à l’occasion du vingtième anniversaire de la chute du Mur. Ils sont le matériau (Material) d’un film qui se distingue radicalement de la plupart des documentaires consacrés aux événements qui ont bouleversé l’histoire récente de l’Allemagne.
Le titre l’énonce clairement : le cinéaste se refuse, non pas à organiser (il le fait forcément) mais à subordonner le matériel brut à un discours, celui de l’histoire officielle et consensuelle, dont il ne serait que l’illustration. Car il sait qu’on peut tout faire dire à une image et en a lui même fait l’amère expérience en voyant des plans de son documentaire Volkspolizei (1985) utilisés et détournés dans le docu-fiction télévisuel Damals in der DDR où ils étaient présentés comme des films de formation destinés aux policiers.
Fidèle au principe qu’il applique dans tous ses films, Heise évite tout commentaire, se contentant de rares citations textuelles et ponctuant son film de rires d’enfants ou de passages de l’élégiaque Orchestral Set. No.2 (1919) de Charles Ives (extrait de Hannover Square North, at the end of a tragic day, the voice of the people again arose). Il laisse aux images et aux sons ainsi respectés dans leur intégrité la charge de réel, souvent explosive, qui les habite et qui ne saurait être réduite à une interprétation univoque.
Ces documents bruts de décoffrage, parfois éprouvants (l’accusation, en plein parlement, d’un député ancien collaborateur de la Stasi et sa défense acharnée), nous sautent à la figure, nous secouent et nous bouleversent. Ils font surgir à l’écran un moment où tout était possible et s’inscrivent violemment en faux contre la manière dont l’histoire a été réécrite, plus tard ou sur le moment, par les médias et par l’idéologie dominante.
C’est une histoire parallèle, non achevée mais ouverte sur le présent, vivante, à laquelle ce film indispensable, Grand Prix au Festival de Marseille 2009, nous fait prendre part.
La bande-annonce : ICI
Le DVD
L’exemplaire édition en double DVD de Filmmuseum, est disponible en France auprès de Choses Vues.
Les suppléments
Le programme est complété, sur le deuxième DVD, par trois documentaires réalisés par Heise en RDA au début des années 80 et non diffusés à l’époque pour des raisons qu’on devine aisément mais qui sont exposées de manière détaillée dans le passionnant livret inclus dans le boîtier. (Le texte est traduit en français, ce qui n’est pas toujours le cas dans cette collection). Ces documentaires appliquent les mêmes principes de non interprétation que Material . C’est ce qui les rendait inacceptables pour les autorités de l’époque et leur permet, vus de nos jours, d’être toujours aussi dérangeants et irréductibles au discours. Ces trois films sont :
– Wozu denn über diese Leute einen Film ? (Pourquoi faire un film sur ces gens là ?), 1980, 34mn : sous l’oeil admiratif de leur mère deux jeunes délinquants racontent leurs méfaits et leurs démêlés avec la police comme autant d’exploits inoffensifs, n’arrivant pas à se mettre d’accord sur la date de leur première arrestation. Heise observe sans juger. Le film est interdit de toute projection publique jusqu’à sa présentation, le 20 septembre 1989 à l’Académie des Arts.
– Das Haus (La Maison/ L’immeuble,1984, 56mn : Pendant une semaine, Heise filme le travail des différents organes d’état logés dans l’immeuble de la Berolina sur l’Alexanderplatz : service du logement, services sociaux, aide à l’enfance, état civil. Ou, pour reprendre les paroles mêmes de Heise : Comment l’état parle-t-il à ses citoyens ? On n’en croit pas ses yeux ni ses oreilles, tellement tout cela, observé avec une attention discrète, baigne dans une douce absurdité. Le matériel filmé, destiné aux archives, sera monté et projeté en 2001 en même temps que celui de :
– Volkspolizei (Police d’état), 1985, 60mn. A des années lumières des représentations officielles d’époque, le quotidien peu reluisant, au poste ou en patrouille, d’un commissariat de police dans le quartier très délabré de Berlin-Mitte : querelles conjugales ou de voisinage, maris fugueurs, tapage nocturne, Punks au look indésirable à la veille des célébrations du 1. mai, policiers racontant leur parcours face à la caméra ou adolescent lisant leur demande d’intégration dans la police populaire et parlant de leur vocation. Aucun sensationnalisme : la force du document est décuplée par l’absence de commentaire.
Tous ces films sont proposés en VO allemande bien entendu avec sous-titres français (très complets), anglais et espagnols)
Image
La qualité de l’image est évidemment très variable en raison de la disparité du matériau (35mn, 16mn, video, transferts en VHS) et on ne s’attendra pas à une photo léchée et sans défauts, l’émotion esthétique étant ici indissociablement liée au sentiment d’imperfection et de fragilité de ces restes sauvés de l’oubli. La numérisation et le report sont néanmoins irréprochables et permettent le meilleur confort de vision possible.
Son
Le son d’origine des documents rassemblés est ce qu’il est, mais ses limites participent évidemment de la valeur documentaire du matériau rassemblé. La stéréo (Dolby Digital 2.0) assure une belle présence à la musique de Ives et aux rares interventions en voix off (toujours des citations).
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