Splendeurs et misères des courtisanes de Shanghai
Le 18 octobre 2020
Chef-d’œuvre de la nouvelle vague taïwanaise, Les Fleurs de Shanghai s’apparente à ces toiles de maîtres qui ne peuvent être appréciées que dans des moments entièrement dévoués à leur contemplation.
- Réalisateur : Hou Hsiao-hsien
- Acteurs : Tony Leung Chiu-wai, Carina Lau, Jack Kao, Rebecca Pan, Michelle Reis, Michiko Hada, Vicky Wei, Annie Shizuka Inoh
- Nationalité : Taïwanais
- Distributeur : ARP Sélection
- Editeur vidéo : Carlotta Films
- Durée : 2h10mn
- Reprise: 22 juillet 2020
- Titre original : 海上花
- Date de sortie : 18 novembre 1998
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Résumé : Shanghai à la fin du XIXe siècle : dans les concessions anglaises de la ville fleurissent les maisons closes. De riches fonctionnaires tels que Wang Liansheng (Tony Leung Chiu-wai) et Maître Luo (Jack Kao She) viennent y prendre du bon temps, boire, jouer, manger, fumer de l’opium au gré des visites qu’ils rendent à leurs « fleurs » favorites. Les destins se font et se défont dans ces établissements placés sous la vigilance des mères maquerelles, à l’image de Madame Huang (Rebecca Pan Dia-hu), et dans lesquels officient quatre courtisanes, vivant chacune dans une enclave différente : Pourpre (Michiko Hada), Perle (Carina Lau Kar-ling), Emeraude (Michelle Reis Kar-yan) et Jasmin (Vicky Wei).
- Copyright : ARP Sélection
Critique : Alors qu’il se présente comme l’adaptation fidèle du célèbre roman de Wei Ziyun, La vie des courtisanes de Shanghai (1894), ou plus précisément de sa traduction en chinois moderne par Eileen Chang, Les Fleurs de Shanghai ne laisse pourtant pas de tromper nos attentes : tout d’abord, parce que Hou Hsiao-hsien ne quitte jamais l’enceinte des maisons closes, restreignant et redéfinissant ainsi le propos du récit original, mais aussi et surtout parce ses choix artistiques ne peuvent que surprendre l’amateur de son œuvre. Le leader de la nouvelle vague taïwanaise signe en effet, avec ce long-métrage, un film historique se déroulant en Chine continentale, intégralement tourné en studio et réunissant un casting à la fois professionnel et international qui inclut, de surcroît, deux Japonaises, Michiko Hada et Annie Shizuka Inoh : et voici donc un cinéaste qui nous avait habitués à une lumière naturelle, tournant intégralement à la lueur des bougies, chantre de la prise de son directe, contraint de doubler en post-production l’une de ses actrices principales.
De fait, plus qu’un exercice de style, le film est pour HHH un terrain d’expérimentation, un opus dédié à sa recherche cinématographique. Il s’était certes déjà aventuré dans l’univers des bordels chinois avec Le Maître de Marionnettes (1993), où son héros Li Tien-Lu, entretenait à Taichung une relation avec une prostituée, mais, dans Les Fleurs de Shanghai, son intention est de filmer, une fois n’est pas coutume, courtisanes et clients avec pudeur et dignité. « À l’époque des mariages arrangés, la seule possibilité qu’avaient les Chinois de connaître l’amour romantique était de fréquenter des prostituées », rappelait-il pendant la préparation du tournage.
- Copyright : ARP Sélection
Le respect de la bienséance est donc le maître mot et c’est pourquoi le commerce charnel qu’entretiennent les protagonistes n’est jamais montré, ni même visuellement suggéré : Hou Hsiao-hsien explore leurs rites de séduction, conformes aux normes et à l’étiquette, filme le jeu de domination et de pouvoir auquel se livrent ses personnages. Il tente de saisir le surgissement de l’émotion dans un geste, dans le froissement d’une étoffe, au coin d’un visage, afin de montrer comment peut affleurer la sensualité, malgré le carcan d’une société policée à l’extrême. Chaque plan est ainsi conçu comme une composition picturale, comme un tableau en clair-obscur, construite grâce aux jeux d’ombres que permet le mobilier.
Car, en baignant ses somptueux décors d’une lumière chaude et tamisée, le réalisateur parvient à introduire son spectateur dans l’intimité des courtisanes et de leurs « amants », tout en conservant une distance respectueuse : le seul gros plan du film nous montrera ainsi une épingle à cheveux, négligemment posée sur une table. Limitée à des déplacements latéraux, sa caméra dévoile moins qu’elle ne s’imprègne de l’atmosphère feutrée du lieu, flottant comme portée par les effluves d’opium et de vin, tandis que la musique de Yoshihiro Hanno invite le spectateur à la rêverie.
- Copyright : ARP Sélection
Pourtant, ce n’en sont pas moins de véritables tranches de vie, avec leurs temps d’attente et leurs silences, qu’HHH nous livre en autant de plans-séquences. À ceci près que la sépia qui teinte uniformément les images du film confère à l’ensemble une impression d’immuabilité. De fait, en séparant chacune de ces saynètes par un fondu au noir, le cinéaste abolit la perception de la durée, afin de témoigner de la fonction fondamentale de la maison close comme refuge hors du monde et de l’histoire, dans lequel s’abîment à cette époque les officiels de la dynastie Qing. En effet, dans ces paradis artificiels, règne le jeu aussi bien social que sentimental, et donc le divertissement au sens classique du terme. Le temps ne réapparaît qu’au sortir du lieu, et il n’est pas étonnant que la seule date du récit soit prononcée lorsqu’Émeraude recouvre sa liberté.
Mais, derrière ce théâtre d’ombres, c’est aussi et surtout de la tragique condition de la femme dont il est question dans ce polyptique savamment composé par Chu Tien-wien, la scénariste attitrée de Hou Hsiao-hsien. À travers le portrait de ces prostituées en quête d’indépendance, de richesses ou tout simplement d’un mari, c’est celui de la gent féminine de l’époque que le film peint comme autant d’estampes. Car, au-delà de la coquetterie, de la jalousie et des ragots de ses protagonistes, c’est une femme aliénée, dépossédée même de l’usage de son nom, que représente le réalisateur, en nous donnant à voir des courtisanes qui tentent désespérément de s’arracher à leur condition et de s’affranchir de la tutelle des mères maquerelles, avant que l’opium ou le destin ne viennent faner leurs éphémères beautés.
Test DVD/Bluray
Alors que la seule édition DVD du chef-d’œuvre d’Hou Hsiao-hsien, parue en 2002, est depuis longtemps épuisée, Carlotta Films nous gratifie d’un pressage de la superbe restauration en 4K que la Shōchiku a fait du long-métrage en 2019, à partir du négatif original en 35 mm. Dans la mesure où l’image et le son sont meilleurs qu’ils ne le furent jamais en vidéo, les éditions simples sont tout à fait satisfaisantes et contiennent des suppléments très précieux (dont un entretien avec Jean-Michel Frodon et, uniquement dans le Blu-ray, le documentaire {HHH - Portrait de Hou Hsiao-hsien} d’Olivier Assayas), mais nous ne saurions trop recommander l’édition Prestige, limitée à mille exemplaires, qui comprend, outre un portfolio et une affiche, {Le prix des sentiments}, un livre exclusif rédigé par Charles Tesson - Sortie le 12 octobre 2020
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