Nouvel Erotisme
Le 10 avril 2017
Éloge de la masturbation, du fétichisme et du plaisir sous ses formes les plus libres, Les Conspirateurs du plaisir représente non seulement la quintessence du cinéma de Jan Svankmajer mais se révèle aussi être un portrait grotesquement désespéré de la solitude fondamentale de l’être humain au sein de la modernité. Le chef d’œuvre d’une collection de livres-DVD lancée par La Traverse/Les Éditions de l’œil pour rendre hommage au grand cinéaste tchèque.
- Réalisateur : Jan Svankmajer
- Acteurs : Petr Meissel, Barbora Hrzanova, Gabriela Wilhelmova
- Genre : Comédie, Animation, Érotique
- Nationalité : Tchèque
- Editeur vidéo : La Traverse, Les éditions de l’œil
- Durée : 1h15mn
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– Sortie DVD : 22 février 2017
Résumé : Une comédie noire à propos de gens gouvernés par le seul principe du plaisir. Autrement dit, un film sur la liberté !
Notre avis : Magnifiquement glissés dans des livres soignés, les quatre DVDs que viennent de faire paraître La Traverse et les Éditions de l’œil nous permettent de nous pencher sur les longs métrages de Jan Svankmajer, plus connu pour ses courts d’animation, dont l’incontournable Les possibilités du dialogue (1982), ou pour son classique Alice (1988). Né en 1934 à Prague, Svankmajer est plus qu’un simple cinéaste. Peintre, sculpteur, plasticien, il a lui même commencé dans le théâtre pour marionnettes. Autoproclamé "militant surréaliste", ses influences viennent autant de la littérature (Poe, Sade, Lewis Carroll) que de la psychanalyse des rêves, du maniérisme et des personnages hybrides d’Arcimboldo ou des mouvements d’avant-garde tchèques. Amusants et inquiétants, ses films mêlent de nombreuses techniques d’animation avec des prises de vue réelles. À l’instar de Walerian Borowczyk, les objets s’animent sous son regard et prennent une vie propre dans des rituels alchimiques comme le cinéma nous a rarement donné l’occasion d’en voir. Ses six longs métrages et trentaine de courts s’étalent de 1964 à aujourd’hui et défendent une liberté créatrice et les infinies possibilités de l’imagination. Allant piocher dans l’onirisme enfantin, l’inconscient, la sensualité du toucher, les mondes qu’il crée n’en commentent pas moins le rationalisme sclérosant du monde moderne, le conformisme de la société auxquels les personnages tentent d’échapper car ces règles, créées par les hommes, ne sont pas adaptées aux pulsions qui nous régissent. En ce sens, Les Conspirateurs du plaisir est peut-être son œuvre la plus séminale et celle qui redéfinit le mieux un nouveau langage, une nouvelle façon d’appréhender le désir et de concrétiser le plaisir dans des environnement qui renvoient à notre quotidien. Il s’agit aussi de son film le plus drôle, tout en ne gommant pas le fond noir et la violence qui sous-tendent toute son œuvre.
Les Conspirateurs du plaisir est aussi peut-être de tous les films de Svanmajer celui qui rend le plus heureux et qui n’est qu’une ode tout du long à la liberté personnelle. Si le principe de plaisir est antisocial et s’oppose au principe de réalité, c’est ce caractère pulsionnel que le film célèbre. Ici, nous ne sommes pas que des spectateurs, mais nous sommes complices, nous partageons la quête de l’extase. En ce sens, il redéfinit ici totalement un érotisme qui n’a rien à voir avec les codes du couple et les pratiques pornographiques standardisées. Son surréalisme se fait plus viscéral que jamais. L’animation devient pratique magique, alchimique, et le montage, qui alterne d’un personnage à l’autre, participe à la métamorphose. La force du film est également d’être sonore mais non verbal (les longs dialogues sont d’ailleurs un des points faibles du réalisateur dans Les Fous ou Survivre à sa vie). Nous sommes dans une approche totalement sensorielle, non entachée par l’intellect. D’un autre côté, il nous livre son œuvre la plus cinématographique, riche en références (comme cet hommage avoué à Max Ernst), et celle qui synthétise toutes ses obsessions (les armoires, le sadisme, la nourriture, les poulets, le fétichisme, l’anatomie...).
Tournant principalement autour de la relation SM entre M. Pivorika et sa voisine Mme Loubalova, Les Conspirateurs du plaisir sait rendre les actions de tous ses personnages fascinantes. Ils forment une société fermée, incluant un marchand de journaux, une factrice, un officier de police ou encore une présentatrice de télévision ; une communauté non normée où l’on peut prendre son pied en donnant ses orteils à lécher à des carpes qu’on a nourri aux mies de pain au préalable ou en se livrant à une machine masturbatoire au fonctionnement complexe à base de bras de mannequins et reliée à un téléviseur. Tout est possible dans ce monde, et quand l’imaginaire prend le pas sur le réel, l’inanimé s’autonomise et se dévoue entièrement au plaisir de la personne qui a instauré le rituel.
Cette dichotomie et confrontation entre le fantasme et le réel est à la base des autres films de la collection. Otesanek (2000) réadapte un conte traditionnel. Un couple désire tellement un enfant qu’ils vont donner vie à un morceau de bois et en faire leur fils, sauf qu’alors des forces anarchiques vont se réveiller et la progéniture se livrer à un féroce festin cannibale. Dans Survivre à sa vie - théorie et pratique (2010), un homme essaie de déchiffrer un rêve qui l’obsède et qui déteint sur son quotidien, alors que le film alterne des prises de vue réelles et d’animation à base de photographies et de collages. En revivant le trauma, il pourra survivre par le rêve. Dans Sileni (Les Fous) (2005), adaptation libre du Système du docteur Goudron et du professeur Plume d’Edgar Allan Poe, son film le plus ouvertement politique, Svankmajer met en parallèle deux systèmes, un répressif et un libertaire, en montrant les pires aspects de ces principes. Avec un pessimisme plus noir qu’à l’habituée, il nous livre son film d’angoisse sur une civilisation folle qui ne peut engendrer que des aliénés.
On se rend donc bien compte en se plongeant dans ces longs métrages que c’est la vérité qui se cache dans l’univers des songes. Dans Alice, il est stipulé : "Vous devez fermer les yeux, ou vous ne verrez rien". Dans le livre qui accompagne Survivre à sa vie, c’est Gérard de Nerval qui est cité : "Le rêve est une seconde vie". C’est exactement ainsi que l’on pourrait résumer le cinéma de Svankmajer, avec son sens de l’absurde, son attirance pour les mythes, son caractère subversif (et trop libre pour les censeurs de son pays) et son désir constant de montrer ce qui est réprimé.
Otesanek est une autre grande réussite dans le domaine, mais plus que les autres, c’est bien Les Conspirateurs du plaisir qui rend le mieux compte de l’incommunicabilité des êtres humains pris dans les filets aliénants du capitalisme et leur besoin d’en appeler aux pulsions primales et à la poésie du fantasme pour devenir libres et heureux dans un système qui va à l’encontre de ce que nous sommes profondément.
Édition DVD
Les suppléments
Tout d’abord, il faut le dire, La Traverse et Les Editions de l’œil ont produit des objets somptueux. Si le format s’adapte à nos étagères de DVD, la présentation est celle de livres de cinquante pages à la couverture cartonnée, avec les DVDs délicatement glissés dans un repli noir sur la dernière page. C’est beau et élégant, et les graphismes et visuels (reprenant beaucoup de photos de tournage) permettent de rentrer d’emblée dans la fantaisie surréaliste de Svanmajer. Les bonus sont, quant à eux, impressionnants, et apportent de nombreux éclairages sur l’œuvre. Quand on apprend par exemple que Svankmajer, enfant, a dû aller dans des camps pour être gavé car il était trop maigre, on comprend pourquoi la nourriture peut inspirer un tel dégoût dans ses films. Si Les Conspirateurs du plaisir est selon nous, vous l’aurez compris, une œuvre-maîtresse de l’artiste, celle-ci bénéficie peut-être des suppléments les plus modestes : un entretien avec Anna Pravdova (3 ’ 50), un autre avec Bernard Schmitt (22’) puis avec Pascal Vimenet (3’). Ces intervenants vont se retrouver sur tous les autres films de la collection Svankmajer. Pour Anna Pravdova, c’est toujours le même discours qui est repris. En revanche, Schmitt et Vimenet apportent des analyses éclairantes, parfois très détaillées, des films. C’est sans nul doute Survivre à sa vie qui bénéficie des suppléments les plus fournis : un documentaire passionnant sur le tournage d’ Otesanek (Les Chimères de Svankmajer, 79’, 2001), mais aussi un making of, des interviews de l’équipe, une fin alternative, des collages, bandes annonces, illustrations, etc. L’idée du film sur le film (le making of) est particulièrement jouissive dans le cas de Svankmajer tant on se pose des questions sur comment il réussit ses trucages (celui qui se trouve sur le DVD-livre de Sileni est un bonheur). À cela s’ajoutent des galeries photos, affiches de films et des sélections de textes dans les livres qui permettent une immersion totale dans le monde Svankmajer, sachant que beaucoup de liens se font en permanence entre les différents films de la collection.
Image & Son
Là encore, c’est un travail irréprochable qui est rendu à l’image et au son, et la symbiose entre les deux qui est si primordiale dans le cinéma de Svankmajer. Le cinéaste s’amuse d’ailleurs souvent à associer des thèmes musicaux ou des sons à chacun de ses personnages (humains ou non humains d’ailleurs), piochant autant dans le lyrisme opératique que dans les boîtes à musique carnavalesques. Mis à part Les Conspirateurs du plaisir qui ne comporte pas de paroles, les autres films sont disponibles en sous-titres français, anglais, allemands et espagnols.
Galerie Photos
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