Le 3 mai 2021
Dans ce catalogue de perversions, Buñuel met toute sa verve et sa rigueur.
- Réalisateur : Luis Buñuel
- Acteurs : Michel Piccoli, Jeanne Moreau, Georges Géret, Daniel Ivernel, Françoise Lugagne, Muni, Joëlle Bernard, Bernard Musson, Marc Eyraud, Françoise Bertin, Jean Ozenne, Gilberte Géniat
- Genre : Drame, Comédie dramatique, Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Noir et blanc
- Nationalité : Français, Italien
- Distributeur : Carlotta Films, Cocinor
- Durée : 1h32mn
- Date télé : 31 janvier 2024 23:11
- Chaîne : Ciné+ Classic
- Reprise: 2 août 2017
- Box-office : 1 389 101 entrées
- Date de sortie : 4 mars 1964
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Résumé : Dans les années 1930, Célestine, une jeune femme de chambre de trente-deux ans, arrive de Paris pour entrer au service d’une famille de notables résidant au Prieuré, leur vaste domaine provincial. La maîtresse de maison, hautaine et dédaigneuse avec sa domesticité, est une puritaine frigide, maniaque et obsédée par la propreté. Célestine doit alors affronter les avances du mari sexuellement frustré, ainsi que le fétichisme du patriarche, un ancien cordonnier qui lui demande de porter des bottines qu’il tient jalousement enfermées dans un placard...
Critique : Le tandem Buñuel-Carrière adapte en 1964 le roman de Mirbeau, après la version tournée aux États-Unis par Renoir (et une version russe de 1916, infiniment moins connue). Et, quand on connaît l’œuvre initiale, on voit bien ce qui a pu les séduire : comment passer à côté de pareil jeu de massacre ? Les bourgeois, et l’Église, cibles favorites, mais aussi l’armée et le « bon peuple » en prennent pour leur grade avec une férocité sombre, sans rien de délectable : l’enregistrement des travers, que Carrière a transposé dans les années 30, préfigure la guerre, comme l’indique clairement le dernier plan d’orage.
- LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE © 1964 STUDIOCANAL – DEAR FILM PRODUZIONE S.P.A. Tous droits réservés.
Et pourtant il y avait matière à une joie mauvaise ou sarcastique, mais Buñuel choisit la retenue (noir et blanc sobre, travellings soyeux, absence de musique) pour traquer l’envers du décor en un festival de perversions ; entre fétichisme, pédophilie, sadisme, meurtre et frustrations, les bourgeois respectables et leur domestique se dévoilent à Célestine dans leur noirceur la plus crue. Car c’est son regard qui nous guide, chacun lui offrant un bout de sa vérité, en général le plus retors. Dès le début et son arrivée en train, elle prend en quelque sorte la narration en main et nous fait visiter les abysses de cette maison-musée, alourdie d’une quantité ahurissante de bibelots précieux, et qui reflète la vie momifiée de Mme Lantaire. Son mari, obsédé et frustré, court les bonnes et, de guerre lasse, finira par s’en prendre à la pauvre Marianne qui, dans un très beau plan, pleure silencieusement. De son côté, le père de Madame se fait lire Huysmans (un passage « au hasard », violemment anti-bourgeois) et collectionne les chaussures féminines qu’il tient à cirer lui-même. Mais cette galerie, qui pourfend les maîtres, serait incomplète si Buñuel ne s’en prenait aussi aux domestiques, des femmes soumises et, au centre, Joseph qui jouit en faisant souffrir les bêtes et commet selon toute probabilité le viol et le meurtre d’une fillette.
- LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE © 1964 STUDIOCANAL – DEAR FILM PRODUZIONE S.P.A. Tous droits réservés.
La vision très sombre des mœurs se complète d’un anti-cléricalisme mordant ; Buñuel a confié à Jean-Claude Carrière le rôle du prêtre cauteleux, préoccupé davantage par le toit de son église que par les tourments de Madame Lantaire et les « caresses » qu’elle doit prodiguer à son mari : on sent ici le regard narquois du réalisateur et de son cinéaste, prompts à brocarder l’hypocrisie de la religion.
Si les maîtres, en dehors de leurs fantasmes et de leurs bibelots, se perdent en disputes infantiles, Joseph se mêle de politique : avec le sacristain, il fait partie des « camelots du roi », organisation de tractage au service de l’Action française ; Carrière établit ainsi un lien clair entre violence et extrémisme et la fin, avec une manifestation « anti-métèques » triomphale, donne la morale quasi-flaubertienne selon laquelle toujours la bêtise gagne. C’est qu’au fond, le film décrit un monde gangrené, habité par des monstres et dans lequel la pureté est sacrifiée.
- LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE © 1964 STUDIOCANAL – DEAR FILM PRODUZIONE S.P.A. Tous droits réservés.
Le journal d’une femme de chambre est une œuvre très maîtrisée, aux cadrages impeccables, dans laquelle Buñuel confirme son talent de directeur d’acteurs : entre les tics de Piccoli, la naïveté de Muni (l’une de ses comédiennes fétiches) et les sourires narquois ou provocants de Jeanne Moreau, c’est un festival de finesse et de précisions ; il n’est que de voir le tourment et l’hésitation sur le visage de Georges Géret au moment où il s’apprête à commettre le crime pour s’en persuader. Mais ils jouent sur du velours, tant les dialogues sont pointus ; là encore, rien n’est laissé au hasard. Le père a un langage châtié, le fils est plein de formules creuses (de « la chasse, c’est la chasse » à « j’aime qu’on s’amuse », qu’il répète à chaque tentative de séduction), Célestine manie la pruderie comme la moquerie, et il faudrait également parler du choix judicieux des jurons ; bref, du travail d’orfèvre, qui fait sens, bien évidemment : la langue reflète le locuteur, et les slogans haineux de Joseph traduisent sa bêtise crasse.
- LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE © 1964 STUDIOCANAL – DEAR FILM PRODUZIONE S.P.A. Tous droits réservés.
Buñuel et Carrière se sont appropriés le roman, coupant et transformant à leur guise le matériau initial ; si la forme est douce, c’est, à la mesure de l’apparente respectabilité des protagonistes, pour mieux dissimuler un panier de crabes et une charge virulente. Du cinéma salutaire, en quelque sorte, qui rappelle la menace permanente de l’extrême droite, mais teinté d’une misanthropie farouche et qui donne une image très négative du genre humain : si Célestine s’en sort, c’est pour à son tour dominer un mari qu’elle n’aime pas. Il semble donc bien que seuls les rapports de force aient cours, dans un monde que la pulsion mène : partout le mal et l’absence de sentiments. Cruel constat, certes, mais que ce film somptueux magnifie et transcende.
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