Le 16 mars 2024
Un beau titre pour un beau film, lent, attentif aux personnages, qui, dans un cadre original, se voit comme une méditation sur la condition humaine. L’œuvre est âpre et rude, pleine d’aspérités, à l’image de la vie des protagonistes perdus sur une île éphémère.
- Réalisateur : George Ovashvili
- Acteurs : Ilyas Salman, Mariam Buturishvili, Irakli Samushia
- Genre : Drame
- Nationalité : Français, Allemand, Kazakh, Tchèque, Géorgien
- Distributeur : Arizona Distribution
- Durée : 1h40mn
- Date de sortie : 24 décembre 2014
- Festival : Festival d’Arras
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Résumé : Sur le fleuve Inguri, frontière naturelle entre la Géorgie et l’Abkhazie, des bandes de terres fertiles se créent et disparaissent au gré des saisons. Un vieil Abkaze et sa petite fille cultivent du maïs sur une de ces îles éphémères. Le lien intense qui les lie à la nature est perturbé par les rondes des garde-frontières.
Critique : Un vieil homme tâte la terre, y retrouve un objet enfoui, choisit cet îlot et y emmène sa petite fille. On ne saura rien d’eux, ni leur nom, ni d’où ils viennent, ni leur destin. Car le film se fait au présent, séquence par séquence, au rythme lent qu’impose la culture du maïs. Rien d’autre pendant la majeure partie du long-métrage, rien d’autre que des gestes précis, quasi rituels : bâtir, remuer la terre, semer, arroser, récolter. Dans ce cadre, tout ou presque vise l’utilité ; il n’y aura que peu de dialogues, et la seule distraction de la fille, qui joue avec un soldat en ce qui pourrait déboucher sur une relation sensuelle, se voit interrompue par le regard du grand-père. Une vie dépouillée donc, à l’image du film, réglée sur la nature, qui donne et reprend (magnifique séquence que celle de la disparition de l’île et de l’effondrement de la cabane). La caméra se fait anthropologique pour regarder de près cet ensemble d’actions minimales, et le cadrer dans un décor somptueux, indifférent à ce qui se joue : rien moins que la survie.
On songe en regardant La terre éphémère à L’ île nue de Shindo, par la méticulosité du quotidien, mais aussi, plus curieusement, à Bresson : les comédiens ascétiques, l’attention portée aux bruits plus qu’aux dialogues, l’importance des regards ; on est bien dans ce cinéma de l’essentiel, soutenu par des cadrages soignés. Ovashvili joue de la profondeur de champ pour noyer ses personnages dans un décor à la fois étriqué (l’île), ouvert (le fleuve) et fermé (le rideau d’arbres). De partout peut surgir le danger : des coups de feu dont on n’explique pas l’origine, des soldats qui se livrent à une guerre dont on ne sait rien, symbolisée par les langues différentes, du fleuve enfin qui amène ces soldats dont on ne connaît pas les intentions. L’impression qui s’en dégage est étouffante tant la menace est perpétuelle, tant tout se fait sous le regard d’autrui : voir les nombreuses scènes dans lesquelles un personnage dissimulé en épie un ou plusieurs autres.
Il y a au moins deux niveaux de lecture dans ce film : le premier concerne les personnages, secs et avares de mots. On comprend que leur vie monotone, scandée par des gestes répétés, limite les rapports humains, même si, au détour d’une rare discussion, la tendresse affleure. Le réalisateur s’intéresse autant à la rugosité du grand-père qu’à l’évolution de la petite-fille qui, accédant à l’adolescence, découvre son corps, sa féminité contrariée et des ébauches d’érotisme. Son regard distancié fuit le pathos et l’explication. C’est un parti pris osé qui demande au spectateur de se laisser entraîner par ce rythme excessivement lent, par ces micro-détails. Toutes proportions gardées, on se sent comme les témoins des vues Lumière, fascinés par un exotisme inédit.
- © Arizona Films
Le deuxième niveau est une réflexion ironique sur le sens de la vie : il y a en effet quelque chose de dérisoire à opposer les efforts démesurés des deux personnages et la récolte misérable, la patiente construction et l’engloutissement. Comme le dit le grand-père, l’île appartient au fleuve. Il n’est (nous ne sommes) qu’un occupant temporaire dont l’existence, laborieuse et vaine, ne laisse pas de traces. Mais ce pessimisme est tempéré par la toute dernière séquence, qui montre un homme dont de nouveau on ne sait rien, prendre à son tour possession de l’île qui renaît et déterrer la poupée. C’est au fond la seule justification de la vie : transmettre, même peu, même un objet dérisoire signe que nous sommes passés. On pense ici à Vladimir Jankélévitch, chantre de l’ineffable, du « presque rien », mais aussi celui qui affirmait : rien ne peut faire que nous n’ayons pas vécu.
Répétons-le, La terre éphémère n’est pas un film facile. À l’habitué du blockbuster américain, il semblera extraterrestre et le risque est grand de décrocher, de refuser ce rythme et cette absence de dramatisation ; mais au spectateur qui se laisse fasciner par la lenteur, à l’amoureux de Tarkovski ou d’Angelopoulos, à celui qui prendra le temps de regarder vraiment, les yeux débarrassés de tant d’images inutiles, il promet une expérience riche, originale et forte.
– Grand Prix Globe de cristal et Prix œcuménique au Festical de Karlovy Vary
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