La réfutation majeure

La découverte du Nouveau Monde et sa conquête inspirèrent au XVIe siècle les virtuoses de la prose qui rivalisèrent de chroniques enthousiastes sur ces terres merveilleuses situées à l’ouest de l’univers. Pierre Senges s’est amusé quelques siècles plus tard à prendre le contre-pied des Pierre-Martyr d’Anghiera, Gonzalo Fernandez de Oviedo et autres renommés chroniqueurs de cette époque en concevant un texte démentant leurs propos et qu’il imagine avoir été écrit par Antonio de Guevara, confesseur de l’empereur Charles Quint et écrivain de livres comme L’Horloge des princes, qui lui valurent en son temps une renommée européenne.

Tout au long de la "Refutatio Major", le Franciscain conteste l’existence même du nouveau continent et dénonce cette incroyable imposture qui fait espérer à toute une société un avenir d’or et de pouvoir. Le narrateur souligne ainsi comment les textes relatant cette pseudo conquête ne sont dans les faits qu’une reprise des légendes anciennes, la puissance du verbe suffisant à édifier des contrées merveilleuses mais jaillies uniquement de l’abstraction et de l’imaginaire des uns et des autres.
Interpellant son prince, l’homme expose ses hypothèses et n’hésite pas à accuser Princes d’Espagne, familles florentines en mal de gloire ou marchands cupides d’avoir fomenté le gigantesque mensonge, tandis que des générations entières sont à cause d’eux "partis comme un seul homme se noyer au couchant".

Tandis que l’auteur commente, ratiocine et incrimine puissants et anonymes, le portrait d’un homme se dessine peu à peu. On le devine reclus et âgé, loin des fastes de la cour, observant en retrait les ambitions des uns et des autres, leurs machinations et de leurs colportages pour parvenir à leurs fins. On le sent parfois, ce don Quichotte vieilissant, tiraillé par l’aigreur qui point à force de coups de griffes et de batailles perdues face à des fantômes qu’il pressent menaçants.

Mais le commentaire souvent ironique frise parfois l’autodérision et nous rappelle soudain qu’il y a un écrivain érudit à l’origine de cette superbe supercherie littéraire, qui se complait à jouer avec les vérités et contre-vérités tout en s’amusant de ses gongorismes : Pierre Senges, auteur du vertigineux Ruines-de-Rome qui relatait un attentat végétal à coup d’herbier fantasmagorique et défricheur talentueux de ce merveilleux jardin des mots qu’est la langue française. Splendide !