Le 5 mars 2018
Le film le plus radical de Suzuki, une recherche formaliste sans concessions.
- Réalisateur : Seijun Suzuki
- Acteurs : Jô Shishido, Kōji Nambara, Isao Tamagawa, Mariko Ogawa, Annu Mari
- Genre : Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Noir et blanc
- Nationalité : Japonais
- Distributeur : Splendor Films
- Durée : 1h27mn
- Titre original : Koroshi no rakuin
- Date de sortie : 28 mars 2018
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– Année de production : 1967
Résumé : Le tueur numéro 3 devient la cible de ses commanditaires après avoir raté un contrat. Alors qu’il se défait sans mal des hordes d’assassins envoyés à sa suite, il trouve le réconfort auprès de ses maîtresses. Mais le défi ultime s’annonce quand le mystérieux tueur numéro 1, dont personne de vivant n’a jamais vu le visage, se met également à ses trousses.
Notre avis : Le voici donc, l’objet du délit, le film qui a coûté sa carrière à Suzuki, le studio (Nikkatsu) s’effarant d’une œuvre que personne ne peut comprendre. Et de fait, à l’image d’un Flaubert souhaitant écrire un livre sans sujet qui ne tiendrait que par le style, le cinéaste a sans doute atteint un point de non-retour avec ce métrage qui détourne les codes d’un genre, ou plutôt les met à nu pour n’en garder que des idées, des abstractions, dans une mise en scène délirante. S’il subsiste un reste d’intrigue, elle ne cesse de buter sur des à-côtés, plans vides de personnages mais habités par des objets ou simples tissu de lignes et d’ombres. Rarement l’humain a été autant mis de côté au profit d’une image quasiment privée de réalité. Ce n’est pas que la réalisation est voyante, c’est qu’on ne voit qu’elle : à chaque instant on remarque un effet (sur-cadrages, incrustation de dessins, caches, séquence projetée en négatif, montage privilégiant la rupture, etc.). A tel point que le sentiment de vacuité peut vite s’installer dans l’esprit d’un spectateur au regard hâtif.
Mais c’est d’abord l’imagination sans fin de Suzuki qui retient l’attention : ainsi de Misako, la femme dont le tueur tombe amoureux ; placée sous le signe de l’eau, elle lui apparaît sous la pluie, qui se transforme en douche érotique. La fois suivante, elle sera vue à travers une fontaine bruyante – car, il faut ajouter aux recherches formelles un travail sur la bande-son d’une grande complexité. Second motif, son goût des papillons épinglés, forcément excessif : elle est couchée sur un lit de papillons, et les murs de son appartement en sont couverts. Le jeu de la comédienne qui l’incarne relève du minimalisme, tant et si bien qu’elle n’est qu’un masque fantasmatique, une ombre (« je suis déjà morte », dit-elle). À son opposé, Hanada, le tueur numéro 3 de l’ « organisation » parcourt le film en martyr ; il ne cesse de s’effondrer, de grimacer et de se faire tirer dessus. L’imagination de Suzuki se concentre sur les meurtres et les scènes d’action qui le concernent : de la fuite sur un ballon publicitaire à des plans subjectifs, c’est tout un arsenal d’artifices que le cinéaste déploie, comme des variations sur un motif épuisant les moyens du cinéma.
Pourtant, loin du simple formalisme, cette mise en scène baroque n’échappe pas au sens et rend compte d’une vision du monde par ses excès mêmes, et cette vision n’a rien de joyeux. Suzuki mise d’abord sur le resserrement : les lieux sont vides (jetée, bâtiment abandonné, appartements) et la ville, pure abstraction, est privée de ses bruits. C’est que ces tueurs obsessionnels ne vivent qu’entre eux, dans un univers où rien n’existe que le sexe et le meurtre. Un univers où le danger est partout, personne n’étant fiable : ainsi de la femme de Hanada, écervelée érotique qui finit par lui tirer dessus. Dans ce cercle fermé la vie n’a pas de but autre que les besoins essentiels (l’urine et la nourriture apparaissent de manière récurrente) et les contrats, c’est à dire in fine l’attente de la mort, car, comme le dit le protagoniste, il faut tuer ou être tué. D’où l’enfermement progressif du personnage qui passe des quelques scènes aérées à un siège chez lui, pour un duel aussi vain que cruel. Son existence n’a aucun sens, elle se résume à quelques signes comme le goût du riz cuit. La femme de Hanada le répète assez, ce sont des bêtes qui s’agitent dans leur cage, comme les oiseaux de Misako, comme Hanada lui-même se heurtant aux cordes du ring en une danse absurde. Vanité finale, il devient numéro 1, mais c’est en tuant la femme qu’il aime et en mourant qu’il y parvient.
Cependant, si la morale qui se dégage du film est particulièrement sombre, il faut dire aussi que la tentation de la parodie est omniprésente : pantins dignes de Beckett, les personnages ont parfois des réactions saugrenues et leurs excès comme certains dialogues sentencieux ou des situations inattendues frôlent la caricature la plus débridée.
Œuvre radicale, réinvention d’un monde qui ne doit pas grand-chose au réel, La marque du tueur peut donc largement décontenancer. Elle mérite en tout cas d’être vue, et revue, tant elle tranche avec la majorité des films, quelle que soit l’époque considérée, à la fois sommet et impasse dans une carrière qu’on connaît de mieux en mieux en France, mais qui reste largement à découvrir.
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