Le 25 août 2022
Labyrinthe qui offre une véritable expérience davantage que simple livre, La Maison des feuilles, réédité dans une édition augmentée, propose un voyage sans retour dans des pages denses et complexes paradoxalement impossibles à quitter.
- Reprise: 25 août 2022
- Auteur : Mark Z. Danielewski
- Editeur : Monsieur Toussaint Louverture
- Genre : Récit
- Nationalité : Américaine
- Traducteur : Claro
- Titre original : The House of Leaves
- Date de sortie : 8 août 2000
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
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Résumé : En rentrant chez eux un soir, les Navidson – Will, Karen et leurs deux enfants qui viennent à peine d’emménager en Virginie – découvrent qu’une nouvelle pièce a surgi dans leur maison… Mètres, plans et appareils de mesure sont réquisitionnés, et soudain l’explication la plus étrange devient la plus évidente : le foyer des Navidson est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Très vite, d’autres changements surviennent ; un mur se décale, une nouvelle porte apparaît dans le salon et derrière elle un couloir étroit et obscur. Photo-reporter et aventurier intrépide, Will décide de mettre sur pied une équipe d’explorateurs chevronnés, afin d’étudier ce passage qui paraît sans fin et qui, très vite, se révèle l’être pour de bon. Plongée dans le labyrinthe d’une maison impossible, ce roman tout en méandres cache un minotaure : au cœur de l’obscurité abyssale et toujours croissante, résonne un grondement impie qui semble vouloir déchirer les murs et dévorer les rêves.
Critique : Ce livre est un château de cartes, une bâtisse en papier calque, un palais des glaces s’étendant sous une canopée nervurée d’émeraude, un objet hybride, un labyrinthe enfermé entre deux couvertures d’un noir d’encre. Il s’ouvre sur des mots introductifs de Johnny Errand, un homme qui erre comme l’indique son nom. Il erre tout d’abord de foyers en foyers après l’internement de sa mère – ainsi que le laissent deviner des lettres presque illisibles ajoutées en annexe –, puis d’écoles en écoles puis de femmes en femmes, puis de notes en notes. En effet, il a décidé de retranscrire ici les pages et les pages gribouillées par Zampanò, un vieil ermite décédé, de les remettre en ordre même si ce qu’il écrit n’a parfois aucun sens, de l’aveu même de Johnny – « de la pseudo-érudition absconse et excentrique » (p253).
Avant sa mort, Zampanò a longuement pris la plume pour évoquer sous tous ses aspects un documentaire apparemment fictif, Le Navidson Record, dans lequel Navidson, un soi-disant prix Pulitzer de photographie, et sa famille découvrent que leur maison se dilate, mute alors que passent les minutes, véritable galaxie capable de se rétracter puis d’enfler à l’infini, sans étoiles pour l’illuminer. Le vieil homme mêle analyses critiques et réflexions jalonnées de références plus ou moins véridiques – même au sein de la fiction, certaines n’existent pas – à des passages narratifs suffocants, tout cela patiemment réécrit par Johnny, maître de l’œuvre qui pourtant ne maîtrise pas grand-chose, pas même au sein de sa propre vie. Les veines et l’esprit souvent en feu, feu d’artifice et feu follet d’ecstasy, de cannabis et d’alcool mêlés, Johnny fantasme, rêve de Pan-pan, la stripteaseuse dont il est amoureux, tout en multipliant les conquêtes et les nuits blanchies par la lueur qui s’élève des yeux fous de Lude, son meilleur ami. Ses mots sont électrisés par les flammes qui courent dans son corps ; ses phrases, des flots inextinguibles portés par l’étrange beauté d’une poésie de l’irréel difficile à saisir. Johnny se confie sur ces chevauchées nocturnes dans des notes de bas de page qui se transforment en récit, fusionnent avec la matière laissée par Zampanò, coupant ses phrases qui reprennent soudain deux pages plus tard, laissant le lecteur étourdi. « L’Éditeur » intervient aussi ici et là, précisant quelques détails, renvoyant aux annexes et à leurs photographies, à leurs plans et à leurs poèmes tantôt brillants tantôt presque ridicules, ou à un chapitre deux cents pages plus loin, aimant à perdre le lecteur sous couvert de l’orienter.
Mark Z. Danielewski crée une œuvre imperméable, obtuse, en perpétuelle révolution – dans tous les sens du terme. Elle tourne sur elle-même, diablement autolâtre mais aussi incroyablement ramifiée, Zampanò faisant référence à des traités (fictifs pour la majorité) de physique, d’architecture, à des aventures bibliques et leur exégèse, à des épopées mythologiques pour mieux éclairer Le Navidson Record, œuvre a priori tout droit sortie de son esprit. La forme embrasse ici le fond, faisant de La maison des feuilles un dédale sans issue, des méandres d’un noir absolu parfois aveuglant dans sa pureté.
Au-delà de l’humour discret, de la parodie à l’œuvre, de la densité, de l’inventivité, de la nuit de ces pages quelque fois presque vierges (pauvres arbres…), ce qui reste époustouflant, c’est l’incapacité du lecteur à s’arrêter de lire – ou plutôt, à certains moments, de déchiffrer. Passée la répulsion intimidée des débuts, il oscille entre écœurement et curiosité implacable. Comme perdu dans un labyrinthe, il ne peut en sortir et reste habité par ce livre, sans pouvoir l’abandonner en dépit des interlignes trop minces, des marges trop étroites, de la police trop petite, des mots qui se chevauchent, des pages à tourner et retourner (verticalement, horizontalement et numériquement), des allers-retours inévitables au sein de cette œuvre éternelle et éphémère, noire, blanche et colorée grâce au travail minutieux et sidérant des éditions Monsieur Toussaint Louverture, ainsi que de Claro, le traducteur de l’impossible – dont le travail est plus que jamais à souligner.
Faible est le réconfort
que tirent ceux qui se désolent
quand les pensées continuent de dériver
alors que les murs continuent de bouger
et que ce vaste monde bleu qui est le nôtre
ressemble à une maison de feuilles
quelques instants avant le vent. (p569)
Mark Z. Danielewski - La maison des feuilles
Monsieur Toussaint Louverture (édition en couleurs)
17 x 23,5 cm
702 pages
27,50 euros
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