Le 7 février 2022
Un bonheur qui est aussi une ode au bonheur.
- Réalisateur : Ernst Lubitsch
- Acteurs : Charles Boyer, Jennifer Jones, Helen Walker, Reginald Gardiner, Peter Lawford
- Genre : Comédie, Romance, Noir et blanc
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Ciné Sorbonne (reprise)
- Durée : 1h40mn
- Reprise: 7 décembre 2022
- Titre original : Cluny Brown
- Date de sortie : 4 juin 1947
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Résumé : Cluny Brown est une jeune fille passionnée de plomberie et qui ne résiste pas à l’appel gargouillant des tuyaux bouchés. Elle se précipite donc sur un évier le jour où son oncle ne peut répondre à une urgence. Elle rencontre le raffiné Adam Belinski, écrivain résistant exilé à Londres, qui tombe sous son charme pétillant et naïf. Lorsque son oncle finalement arrive pour réparer l’évier, il la trouve roucoulante sur un canapé pour avoir trop fêté sa première victoire de plombier. Pour la remettre à sa place, il l’envoie à la campagne faire la femme de chambre - et apprendre les bonnes manières. Dans le beau manoir anglais, Cluny Brown retrouve Adam, son soutien et son confident.
Critique : Il ne se passait rien à Londres en juin 1938 ; c’est par ce carton ironique que s’ouvre le dernier film terminé par Lubitsch (le suivant, La dame en manteau d’hermine, sera achevé par Preminger après la mort du cinéaste) ; non, rien d’important à part un cocktail gâché par un évier bouché. De cette situation minuscule, anodine, les scénaristes vont tirer une histoire pleine de sous-entendus avec un plombier amateur qui a les beaux traits de Jennifer Jones (la Cluny Brown du titre original), qui elle-même rencontre un exilé sans le sou, dont on comprend au premier regard qu’ils sont faits l’un pour l’autre : pétulance rime avec élégance, quand c’est Charles Boyer qui l’incarne. Mais il faudra une suite de hasards et de quiproquos et même l’aveuglement de la belle, pour parvenir à ce dénouement.
- Copyright tous droits réservés Twentieth Century Fox.
Sautons-y directement : la dernière séquence est muette, puisqu’elle est vue de l’intérieur d’une librairie alors que le couple est à l’extérieur ; Belinski a rencontré le succès avec un roman policier, comme il l’avait annoncé à Cluny, et ce roman fait une référence claire à leur passé commun : Le meurtre du rossignol désigne l’oiseau qui l’agaçait chez ses hôtes. Cluny a un vertige ; ellipse ; la devanture affiche la suite du roman… pour faire vivre un enfant né depuis. Cette magnifique séquence est comme un condensé du style de Lubitsch : allusion, métaphore, confiance en l’image et en l’intelligence du spectateur, tout y est. Non pas d’ailleurs que le reste du film soit en deçà ; il est d’une continuelle invention, d’une drôlerie ineffable et d’un rythme constant. Car, on n’y insistera jamais assez, le propre de ses grandes comédies est de rendre heureux : le bonheur des personnages fait celui du public.
Outre l’élégance de la mise en scène, l’interprétation et les dialogues, ce bonheur vient sans doute du « message » (on hésite à employer un mot aussi lourd) qui sous-tend La folle ingénue : contrairement à ce que dit l’oncle de Cluny, nous ne sommes pas faits pour rester à notre place et refuser nos pulsions ; ça, c’est le sort du lugubre pharmacien, Wilson, que la jeune fille croit vouloir épouser. Lui qui ne quittera jamais le lieu où il est né, lui qui subit le joug de sa mère crachotante, ne vit que de règles et de bienséances insupportables ; le pire crime pour Lubitsch est qu’ils se privent du langage et donc de la sensualité ; Wilson parle creux ou lit un discours pompeux, la mère se tait ou se racle la gorge. De ces êtres à peine vivants il n’y a rien à tirer.
Les autres, tous les autres, seront sauvés : les Carmel, vieux couple de nobles, parce qu’ils sont généreux même si la situation les dépasse constamment. Et l’ « honorable Betty Cream », pimbêche blasée, saura accepter le mariage en descendant de son piédestal ; même les deux serviteurs, gentiment ridiculisés, trouvent leur bonheur dans une soumission à un ordre établi. Au passage, si Lubitsch égratigne la sclérose de la vieille Angleterre, il s’amuse aussi de l’attroupement provoqué à New-York par le couple qui s’embrasse.
Sur un scénario d’une solidité à toute épreuve, mené par une logique implacable et serti de rimes internes qui renforcent son architecture (les écureuils ou le rossignol, par exemple), le film déroule une suite de séquences dont chacune est un bijou ; son art de raconter le scabreux par la métaphore est un pur bonheur (voir le visage contraint, en attente de jouissance, de Jennifer Jones au moment où elle entend un bruit de tuyauterie). Mais à notre sens le tour de force repose sur les dialogues : non pas des dialogues pour faire avancer l’intrigue, elle avance peu, mais dans la joie de manier les mots, de répliquer avec incongruité : ainsi quand Lady Carmel annonce à Belinski qu’il y a un rossignol sous sa fenêtre s’entend-elle répondre : « vous n’auriez pas dû vous donner tant de mal ». La maîtrise du verbe est un bonheur gratuit, une délectation hédoniste. Pour mal le dominer, Wilson prend pour un compliment la phrase de Belinski : « Il n’y a pas de meilleur sédatif que vous ». Et le pharmacien ne dispose que d’un langage sottement patriotique (« si j’étais un mouton, je servirais l’empire avec joie ») ou plein de clichés : on comprend qu’il a adopté le langage de sa mère, sans personnalité.
Wilson, à l’instar du Homais flaubertien, est un être privé d’humanité par cette rétention des mots : il est un évier bouché qui refuse la délivrance. Or, loin des codes et de la bienséance, Cluny comprend la leçon de vie du film : elle passe par une initiation négative (ne pas parler aux maîtres, tenir son rang, se marier à un falot) qu’elle finit par refuser pour embrasser l’existence. Belinski est pour elle un catalyseur insouciant, l’homme de l’initiation positive.
- Copyright tous droits réservés Twentieth Century Fox.
On ne saurait parler de chaque séquence, et pourtant chaque séquence est impeccable ; le tout est aussi léger, aérien que chaque partie. Comme Haute pègre, Ninotchka, The shop around the corner ou To be or not to be, La folle ingénue est une merveille sensible et optimiste, généreuse et humaine, dont le charme profond correspond au message : aimez la vie, semble dire Lubitsch ; mais il ne fait pas que le dire : son film en est une ode intemporelle, une célébration de l’instant.
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