C’est un tube surplombé d’une capsule colorée, terrain de jeu d’une petite bille argentée. Rempli d’eau savonneuse, il cache un filet en plastique qui, une fois sorti, piège des arcs-en-ciel au fil d’une succession de bulles. Cet objet qui, pour certains, est le comble du kitsch de l’ère plastique, n’a, pour d’autres, pas seulement fixé de ces belles grosses bulles qui émerveillent les enfants mais a également capté ces menus instants de bonheur indicibles tant ils sont uniquement composés de sensations fragiles et fugitives. Mais indicible n’est justement pas delermien. Philippe Delerm s’est en effet fait une spécialité de piéger les bulles de savon dans son filet à mots, afin que ses lecteurs puissent y percevoir comme dans un miroir magique le reflet de leurs émotions passées.
Si l’exercice lui a valu la reconnaissance d’un lectorat important, il a souvent suscité sourires narquois de la part de la critique. La bulle de Tiepolo est ainsi prétexte à évoquer à ses lecteurs combien un tel parcours littéraire peut susciter le trouble comme l’émoi. Ornella, son héroïne, est une jeune enseignante italienne, auteur d’un roman, Granité café, qui relate quelques "plaisirs minuscules" à Venise. Né du bouche à oreille, le succès n’offre pour autant pas le soulagement d’un auteur enfin lu mais tout au contraire sème le désarroi chez l’Italienne en mal de reconnaissance littéraire. Un tableau de son grand-père, trouvé au hasard d’une brocante parisienne, la conduit à partir à la découverte de son aïeul tandis qu’Antoine, critique d’art désenchanté et compagnon d’Ornella, le temps de cette aventure vénitienne, tente d’éclaircir une énigme picturale posée par un tableau de Tiepolo.
Au fil de ces recherches, la désillusion pour chacun laisse vite la place à la sérénité retrouvée. Tandis que les touristes bruyants sont refoulés sur la place Saint-Marc, chacun œuvre à former sa bulle à coup de souffles légers et ténus, et seul le clapotis des canaux vénitiens fait obstruction "au silence et à la transparence" de ces jolis plaisirs majuscules imaginés par Philippe Delerm.