Le 6 février 2020


- Scénariste : Yoshiharu Tsuge>
- Dessinateur : Yoshiharu Tsuge
- Genre : Chronique sociale
- Editeur : Ego Comme X
- Famille : Manga
Certains rêves ne sont pas tournés vers la réussite, qu’elle soit économique, sociale ou même familiale, et certaines aspirations semblent dictées par la pulsion de mort : illustration.
Résumé : L’homme sans talent (Munô no hito dans son titre original), publié au Japon en 1985, est le récit du parcours désabusé et ironique d’un auteur de manga que le manque de succès et le refus des travaux de commande contraint à cesser de dessiner et à exercer divers petits métiers pour tenter de faire vivre sa famille.
Avec cet album, Ego Comme X inaugurait sa collection de mangas de façon magistrale, en donnant clairement le ton : adulte. Très adulte. En effet ce livre est sombre, comme le laisse deviner sa première phrase, qui marque un achèvement en même temps qu’elle initie le récit : "Pour finir, je suis devenu marchand de pierres."
Le personnage principal, Sukezô, vit avec sa famille dans la misère, dont ils essaient de sortir tant bien que mal. Plutôt mal, d’ailleurs. Le tableau que l’on découvre au fil des pages est loin d’être tendre : problèmes d’argent, tensions familiales, reproches incessants, rêves déchus, espoirs abandonnés...
Et Sukezô, loin de s’en sortir, sombre de plus en plus dans cette misère, ce repli sur soi, plus ou moins imperceptiblement, allant contre toute logique apparente jusqu’à tourner le dos à une opportunité inespérée.
Pourtant ce livre est drôle, tendre, sympathique, moqueur, malgré l’épaisseur du malheur et de la déchéance. De fait, cette histoire fait fortement appel à l’empathie du lecteur. Si l’on parvient à s’identifier un tant soit peu à Sukezô, à le comprendre, alors la magie fonctionne à merveille. D’un autre côté, si l’on s’identifie plus à sa femme, qui ne cesse de le harceler et essaie de trouver des solutions réalistes pour s’en sortir, alors on risque de l’apprécier très différemment.
Car ce livre décrit une lutte. Lutte de cette famille contre la misère, la déchéance, bien sûr. Lutte entre Sukezô et sa femme, également. Mais surtout, et c’est bien là ce sur quoi tout repose, lutte entre les aspirations, le domaine du rêve, de l’imagination, de la liberté, et la sordide réalité, conflit souvent incarné par Sukezô en train de rêvasser et son fils qui vient le chercher, le ramener à la maison, à cette réalité qu’il tente de fuir.
L’homme sans talent n’est pas dénué de talents. Loin de là même. Simplement, il n’en veut pas. Il ne veut pas de ces choses qui, au lieu de le libérer, l’enchaînent à la réalité, à la société, à des règles auxquelles il veut rester étranger. Cela donne une histoire atypique où l’aspiration ultime semble être le néant, la mort, concepts que les auteurs japonais semblent manier avec une maestria surprenante qu’on retrouve en particulier dans Nausicäa de la vallée des vents, d’Hayao Miyazaki et dans la série Evangelion d’Anno Hideaki. De même que ces deux œuvres cultes, L’homme sans talent ouvre grand une fenêtre sur un aspect sombre, peu glorieux de l’âme humaine, mais avec une justesse rare et étonnante.
Yoshiharu Tsuge, L’homme sans talent, traduction et adaptation graphique de Kaoru Sekizumi et Frédéric Boilet, Ego Comme X, 2004, 224 pages, noir & blanc, couverture souple, 15 x 21 cm, 25 €
Rééditée en 2018 chez Atrabile