Le 10 avril 2024
- Dessinateur : Sylvain Bordesoules
- Genre : Chronique sociale
- Editeur : GALLIMARD
- Famille : Roman graphique
- Date de sortie : 10 mai 2023
Un portrait saisissant de la France des invisibles.
Résumé : Ici, c’est le « village de nulle part ». Là où l’on vit retiré et un peu hors la loi. Là où les enfants slaloment entre les pères ivres et les chiens errants, où l’été on apprend à dépecer les agneaux... Où trop souvent la misère vous mord les lèvres et la puanteur vous empoigne la gorge. Là où l’amitié reste la grande affaire. Un jour pourtant, il faut partir, affronter le monde pour tenter d’échapper à cette enfance pleine de terre et de sang qui vous colle à la peau.
Critique : On est de prime abord percuté par la violence de la scène d’ouverture. Un groupe d’enfants tuant un chien à coups de pierre, par vengeance, et l’abandonnant au fond d’une cabane dans les bois.
Retour à la maison, entre un père éleveur de moutons et un autre alcoolique, une mère partie et un oncle en prison. Hameau rural perdu au milieu de nulle part, barbecue bricolé dans un bidon d’huile coupé en deux, engins agricoles en guise de paysage. Des odeurs. Celle des produits agricoles et celle des charognes. Le troupeau de moutons du voisin a été précipité dans le ruisseau et l’équarrisseur ne passera pas avant quinze jours, donc les cadavres restent empilés là. Les gamins désœuvrés par les grandes vacances d’été s’en font un jeu. Qui peut rester le plus longtemps sans vomir au milieu du tas sous l’auvent ?
- © Simon Johannin, Sylvain Bordesoules / Gallimard
La vie à « Fourrière », nom terriblement imagé pour un lieu-dît coincé entre carcasses d’animaux et de voitures, est aussi rude que les rapports humains. Les familles, aussi décomposées que les charognes, ne communiquent que peu, et violemment. Les intérieurs sont aussi insalubres que l’air extérieur est vicié, entre relents de produits chimiques et vapeurs d’alcool. « J’ai pas envie de dormir ici, c’est encore chaud de la mort. » Les adultes sont souvent ivres, souvent raccompagnés à la maison par leurs enfants conduisant pour l’occasion eux-même la camionnette familiale. Les gamins boivent aussi, épisodiquement, trinquent et triment avec leurs parents, font « des conneries » pour pallier le désœuvrement qui tue et se prennent des torgnoles souvent pour rien. On se réunit pour regarder la télé chez la vieille du village, celle qui a été tondue à la Libération et qui est la seule à avoir le petit écran, et on se bagarre. On teste les drogues qui circulent. On découvre. On « joue à l’Arabe ». À l’école, c’est pire : « on » - comprendre « les citadins » - leur fait cruellement sentir qu’ils sont « les ruraux », « les ploucs », les pauvres, les pas comme les autres jusqu’à leur odeur, qui sent comme la bétaillère et comme le feu de bois.
C’est la réalité crue, du racisme et de la misère économique, culturelle, de la France oubliée au vocabulaire limité. Pas la jeunesse des quartiers HLM, mais cette France périphérique, chère à Nicolas Mathieu et Posy Simmonds, la poésie en moins. Une vérité sociale, sans jugement à porter, que choisit de retranscrire Sylvain Bordesoules. Car il n’y a « pas de gens qui n’ont rien à dire, de voix sans histoire, de personnes sans humanité ». Au son de Quoi de Jane Birkin, diffusé en boucle, Bordesoules peint (littéralement), dans la lignée d’Annie Ernaux, Didier Eribon et Edouard Louis, l’enfance comme une salissure.
Le graphisme au feutre à l’alcool rend comme de grands traits de peinture, comme de l’encre qui coule, diluée mais étalée énergiquement. Les plans sont serrés, horizontaux, oppressants. Le point de vue est forcément subjectif, le style est brut, comme la vie au sein de cette France à l’écart. L’attention est portée aux visages et surtout aux expressions, parfois aux postures, venant accentuer les sentiments, pas toujours très jolis. Certains passages très graphiques en ressortent quasi-abstraits : le feu d’artifice… les charognes ou le cochon égorgé. Les usines d’engrais s’inscrivent presque comme des paysages bucoliques classiques. Ces paysages apparaissent comme une tentative de contrebalancer le vocabulaire cru et très souvent vulgaire du récit, la brutalité des parents, le racisme, le sexisme et l’homophobie de tout le monde. Étrangement, la violence du propos s’en trouve parfois non-dénuée d’une certaine poésie...
- © Simon Johannin, Sylvain Bordesoules / Gallimard
Cette adaptation sublime plus qu’on aurait pu l’attendre le récit original, puisque L’été des charognes est au départ un roman de Simon Johannin. L’œuvre originale résonne particulièrement à Sylvain Bordesoules, qui a grandit dans ce « silence au cœur lourd ». Il en résulte un album très organique, qui laisse une impression poisseuse pendant des jours. C’est rude, glauque et inconfortable. Peut-être un peu trop. Il nous a fallu le lire en plusieurs fois et la sensation d’effarement résultant de cette lecture freine l’empathie pour les personnages. Un récit dont on ressort écœuré, à réserver selon nous à un public averti.
288 pages – 29 €
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