Le 18 août 2023
François Bégaudeau signe son roman le plus flaubertien, condensant cinquante années d’un destin conjugal dans une concision littéraire qui rappelle Un Coeur simple.
- Auteur : François Bégaudeau
- Editeur : Verticales
- Genre : Roman
- Nationalité : Française
- Date de sortie : 17 août 2023
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
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Résumé : J’ai voulu raconter l’amour tel qu’il est vécu la plupart du temps par la plupart des gens : sans crise ni événement. Au gré de la vie qui passe, des printemps qui reviennent et repartent. Dans la mélancolie des choses. Il est nulle part et partout, il est dans le temps même. Les Moreau vont vivre cinquante ans côte à côte, en compagnie l’un de l’autre. C’est le bon mot : elle est sa compagne, il est son compagnon. Seule la mort les séparera, et encore ce n’est pas sûr. F. B.
- Copyright Verticales
Critique : Un jour -mais quand ?- on a lu ou entendu qu’un des regrets de François Bégaudeau relatif à Entre les murs est de ne pas avoir proposé de séquences où il ne se passe vraiment rien.
Rien, c’est-à-dire aucune tension dramatique, partant du principe que son absence nourrit finalement une scène, puisque nos yeux, reposés d’une attention que sollicitent des arcs narratifs -calqués sur le modèle sériel- ont enfin la possibilité de regarder, sans être distraits par le doigt démiurgique qui montre l’événement et impose le sentiment.
Ce qui vaut pour le cinéma vaut aussi pour la littérature. L’amour marche sur les traces d’Un Coeur simple, avec la conviction que l’intensité se niche au cœur de la quotidienneté, trop souvent conjurée dans bien des films et des livres, au nom de la nécessité des crises dans l’architecture du récit. Jeanne elle-même, l’une des protagonistes de l’histoire, est sensible aux infimes contrariétés, et c’est comme si son corps prenait en charge une visée programmatique du texte : "Heureusement, parfois, des petits événements la secouent".
Bien plus tard, lorsque l’adultère frappe à sa porte sous les traits de Nicole, le conflit potentiellement immense se résout dans une grande douceur, autour de pommes à éplucher. À ce moment précis, selon le schème sacrificiel bien connu, Jeanne assume le transfert christique du "péché" par une opération magique : "Jeanne visualise que la boule a jailli des entrailles de Nicole pour pénétrer dans les siennes". Jésus malgré elle, elle rejoint sa devancière Félicité, qui ne le savait pas non plus. Ce n’est pas son seul pouvoir, le roman le démontrera.
L’écriture accompagne le destin des personnages, attentive aux affects, mais sans velléité ostentatoire. C’était déjà le credo de ce bon vieux Gustave, qui se fichait des modes esthétiques, savait condenser l’émotion en format ZIP, pour raconter le parcours d’une servante et lui prodiguer la plus belle des politesses : celle d’une forme à son service. Humble, déchargeant l’écrivain du fardeau de la posture, n’en ayant pas même l’intention. Tout le monde ne s’appelle pas Éric Reinhardt, tout le monde ne fonde pas la condition d’une activité sur des nécessités de toute puissance symbolique, celle de la littérature, pour magnifier des vies réelles ou fictives.
Chez le romancier, même parti pris, même postulat que chez Gustave : l’écriture se doit, se donne à la situation, ne la supplante jamais pour se mirer. Ainsi, dans L’amour, les détails se déposent sur la page avec une discrétion qui, on s’en souvient, accompagnait déjà Isabelle, cette infirmière dont l’écrivain racontait scrupuleusement le quotidien dans Le Moindre Mal, accompagnait aussi la sortie d’Annie dans Le Problème, sans heurts, ni trompettes (une cigarette partagée avec son fils, puis le départ).
Un jour, on a entendu -et là on est en sûr, au cours d’une interview- l’auteur raconter la genèse du texte, ses échanges avec cette jeune femme dont il allait évoquer l’activité professionnelle et à qui il demandait s’il pouvait écrire certains moments, interrogeant la réalité d’une justesse dans la restitution. Qui serait également, si l’on moralisait l’affaire selon un jeu de mots facile, l’idée d’une justice. Mais surtout l’idée d’une délicatesse à l’égard de son sujet littéraire. Vers la douceur, c’était, il y a longtemps, le titre d’un roman de François Bégaudeau.
À cette éthique, il faut donc un principe : jamais la phrase ne surligne. C’est la condition même d’un enregistrement du réel, où le regard du narrateur n’oriente pas le nôtre, où le foisonnement des détails, des marqueurs culturels propres aux époques (une chanson de Johnny et Sylvie, un concert de Richard Cocciante, une émission d’Europe n°1, une imitation de Fernand Raynaud) n’induit aucune hiérarchie qui légitimerait des préséances. Les alluvions de ce réel se déposent sur des énoncés, comme si Bégaudeau appliquait à la littérature les méthodes du chalutage de fond. Avec beaucoup moins de nocivité, certes.
Le romancier se sert ici de toutes les possibilités qu’offre l’écriture pour faire chorus à ce qui existe et disséminer la complexité des situations à travers un savant mélange. On y distingue, entre autres, les sociolectes des classes populaires ("où c’est que t’as traîné encore ?"), la présence équivoque du style indirect libre, cher à Flaubert ("il n’avait qu’à suivre l’index de son grand-père qui glissait sur le ciel comme sur une carte en égrenant les noms"), l’intrusion du discours dans le récit ("Maryvonne ne garde plus d’enfants à cause de son arthrose, mais garder son petit fils, ce n’est pas un travail, c’est un bonheur"), qui offrent au lecteur la richesse des voix entremêlées et des tonalités imbriquées (le grotesque peut y côtoyer l’émouvant, comme dans la scène du mariage de Jeanne et Jacques).
Et l’histoire ? Elle est là, elle est simple, elle tient sur une lettre affranchie à Croisset aux alentours de 1877 : on suivra la vie d’un couple provincial sur une cinquantaine d’années, ramassées en moins de cent pages. Un couple de la classe ouvrière, devenue classe moyenne, par un effet de translation que permettent les Trente Glorieuses finissantes. Flaubert ne l’aurait pas prédit. On lui pardonne.
L’écriture en fondu enchaîné accélère la lente coulée du temps qui n’est pas une lave incandescente. Un fait s’efface, sans marqueur temporel, et nous sommes déjà projetés dans l’après. Tout y passe, évidemment : les hommes, les femmes, les enfants, les chiens. Même les objets sont atteints, contaminés par l’âge, quand on ne parlait pas encore d’obsolescence programmée. Cet art du montage transcende les événements attendus : rencontre, mariage, naissance d’un enfant, maladie, mort. Un à un, les êtres vivants quittent la scène, dans un ordre logique, puisqu’aucun décès brutal ne vient dramatiser le récit, on l’a dit : le chien Boule, Gérard, le père de Jacques, Maryvonne, sa mère (sa mise à l’écart dans la maison de retraite vaut effacement), puis la génération des enfants.
Le basculement des existences s’inscrit dans le cœur même des phrases antithétiques. Chiens ou êtres humains, même combat, même pudeur euphémistique pour le dire : "Le saladier de petits pois y est mais Jeanne n’y est plus", "Un jour on le siffle et il ne se redresse pas".
Un jour, on est vivant et un jour on ne l’est plus. Un jour, on va bien et un autre, on ne va plus. Des milliers de pages produites, de pensées accumulées pour buter contre cette évidence ne valent pas qu’on en ajoute davantage. Là encore, il n’y a plus qu’à enregistrer la fracture en trouvant une forme idoine, cheminer vers une fin qui n’est pas un désastre, mais une conclusion poignante, l’une des plus belles écrites par son auteur, assurément.
François Bégaudeau - L’amour
Éditions Verticales
96 pages
14,50 €
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