Jolies Ténèbres - La chronique BD

Aurore est une jolie princesse, qui avec ses amis va se retrouver à errer dans la forêt. Issus de l’imagination d’une petite fille morte, ils sont livrés à eux-mêmes, pour faire face ou se replier. On l’a oublié, mais avant Disney, les contes étaient des histoires destinées à effrayer les enfants pour les empêcher de commettre telle ou telle bêtise, les avertir des dangers qui rôdent hors du foyer familial. Vehlmann et Kerascoët renouent parfaitement avec cette tradition du merveilleux qui croise l’horreur, livrant un album qui, il faut le dire, m’a complètement retourné. Comment décrire la sensation que procure Jolies Ténèbres ? Une ambiance en apparence à la Happy Tree Friends, un lien de parenté avec Sa Majesté des Mouches de Golding, le tout recouvert par un voile nauséeux et écœurant propre à Easton Ellis. Forcément, dit comme ça, l’œuvre ne fait pas trop envie, mais il fallait oser, et surtout bien le faire, pour bouleverser à ce point le lecteur. Quand l’ironie devient de la perfidie, et la perfidie de l’ignominie, tandis que les personnages conservent un aspect propre aux livres jeunesse ou au mangas anciens, le tour est joué. Car il ne faut pas oublier qu’un cadavre de fillette en décomposition hante les pages. Mais le plus redoutable reste le non-dit, l’invisible, ce que le lecteur s’imagine. Car les films d’horreur ne sont pas les plus sanguinolents, mais bien ceux où le spectateur s’écrit sa propre histoire. Au début, les propos comiques, voire grotesques, des personnages, achèvent des scènes tragiques sur une note gaie, mais petit à petit la farce devient carnage. C’est là tout le talent du duo, qui raconte un conte étouffant et magique à la fois.

© Dupuis 2017

Sur le dessin, la dualité est forte entre les personnages enfantins, mignons ou ridicules, et le décor réaliste d’une forêt avec sa faune et sa flore qui peuvent être terrible, sans en être autre chose que naturelle. Les pages sont toujours soignées, couleurs vivantes du printemps, chaleur de l’été et repos de l’hiver. Chaque lieu, chaque animal est l’occasion d’une anecdote horrible, chaque jeu en apparence enfantin se termine en accident ou meurtre glaçant. Tout est prétexte à descendre progressivement dans l’horreur, à basculer dans la sélection naturelle, toujours sur un ton humoristique perturbant. Les personnages changent, leurs traits se déforment et au final le conte laisse place à son vrai visage : l’apprentissage de la vie peut prendre des chemins tortueux et torturés, car tout le monde ne vit pas dans un château enchanté.

© Dupuis

Claque par son histoire ironique et son traitement graphique, Jolies Ténèbres est une belle oxymore, qui aurait peut-être été plus juste sur son contenu en s’appelant Affreuses beautés, tant l’intérieur est sombre, plutôt que son aspect premier. Attention, c’est un album délicieusement écœurant.