Le 8 novembre 2023
- Réalisateur : David Fincher
Avant d’être le grand cinéaste que l’on sait, David Fincher s’est fait la main sur de nombreux clips et publicités dans la décennie 80, avec ses comparses de Propaganda Films, « mini-studio » hollywoodien.
Une histoire méconnue racontée dans le livre Génération Propaganda par Benoît Marchisio, journaliste à SoFilm, romancier et scénariste. Entretien avec l’auteur à l’heure où Fincher est revenu au(x) petit(s) écran(s) avec ses derniers films, dont The Killer, diffusé dès vendredi.
Quelle a été la genèse de Propaganda Films et quel rôle y a joué David Fincher ?
Benoît Marchisio : Fincher a été biberonné au cinéma dès tout petit. Assez jeune, il a rejoint la société ILM de George Lucas, qui était son voisin lorsqu’il habitait à Marine County. Il a tout appris sur le tas, il avait débuté une école de cinéma avant de l’abandonner ; c’était un peu trop intello à son goût… Il a donc travaillé sur des matte painting [décors peints sur verre placés devant la caméra, Ndr] sur Star Trek III ou Indiana Jones et le temple maudit. Dès cette époque-là, il est connu pour son côté tête brûlée, il adore sortir de son pré carré… Un jour, il participe à un concours de publicités pour l’American Cancer Association, avec un spot dans lequel il fait fumer une cigarette au fœtus de 2001, l’odyssée de l’espace. C’est ce qui l’a fait connaître et il a ensuite tourné beaucoup de concerts filmés. On est en 1982-1983, c’est l’âge d’or de MTV, en quête d’énormément de contenus à diffuser. Fincher fait donc la rencontre de cinq autres producteurs et réalisateurs avec qui il créera Propaganda.
Ces créateurs tourneront pour Propaganda beaucoup de publicités et de clips mais c’est de cinéma qu’ils rêvaient ?
Benoît Marchisio : On m’a demandé un jour si c’était l’équivalent à l’époque de YouTube. La différence est, je crois, que certains YouTubeurs n’ont pas forcément pour ambition de faire du cinéma, même si certains ont déjà tenté l’expérience. Or, tous les fondateurs de Propaganda – à l’exception d’un seul, Nigel Dick, qui est déjà passé derrière la caméra et à qui l’expérience n’a pas plu – cherchaient à faire du cinéma. Pour David Fincher, cette envie est née quand il a vu, enfant, Butch Cassidy et le Kid. Il est tombé amoureux de Katharine Ross et a dit : « Quand on voit un film comme ça, comment peut-on faire autre chose que du cinéma ? » (rires) Donc, dès sa première captation de concert, il tente des choses assez risquées. Les clips et les pubs étaient pour lui un formidable terrain de jeu, un bac à sable. Le moyen de peaufiner son art de la technique comme du storytelling. À l’époque, les clips étaient annoncés comme des blockbusters : « Mardi prochain, à 19h30, sur MTV, le prochain clip de Janet Jackson… » Ils étaient tournés très rapidement ; Dominic Sena, autre fondateur de Propaganda, me racontait qu’il passait vingt-quatre heures sur un plateau de tournage puis filait sur un autre, sans même dormir !
Pour moi, le clip avec lequel il pivotera réellement est celui de Bad Girl de Madonna, dans lequel il cherche réellement à raconter une histoire. Lorsqu’on voit ce clip puis Seven ou The Game, il y a de vrais points communs, comme cette idée d’une ville qui suinte, qui goutte…
Alors que toutes les planètes étaient alignées pour qu’il devienne un golden boy hollywoodien, il fera ses premiers pas avec Alien 3, expérience très difficile, à tel point qu’il le désavouera par la suite…
Benoît Marchisio : Vous avez regardé la cérémonie des César cette année ? Une vidéo a été faite pour la remise du César d’honneur à Fincher et elle n’incluait aucune image d’Alien 3. Il n’a même pas été nommé par la suite ! Je pense que, dès le départ, le réalisateur avait cette haute ambition d’être plus qu’un faiseur et se voyait déjà en auteur. En interview, il parle souvent de scénario, de dialogues, pas uniquement de mise en scène.
Celui qui deviendra un golden boy hollywoodien, c’est Michael Bay, qui a la chance de rencontrer le producteur parfait pour son style : Jerry Bruckheimer. Celui-ci gagne une deuxième fois à la loterie, dix ans après avoir déjà connu ça avec Tony Scott. David Fincher, lui, arrive sur une franchise, pour un troisième volet pour lequel la barre a été mise très haut par Ridley Scott – une de ses idoles, surtout pour Blade Runner – puis par James Cameron, déjà légendaire. Quand il débarque sur Alien 3, le script n’est pas fini, les producteurs sont sur les dents et regrettent déjà leur choix, ils chercheront à le remplacer plusieurs fois. Seule Sigourney Weaver le soutient. Ce sera une aventure humaine très éprouvante pour le cinéaste.
Paradoxalement, quand Fincher revient à Propaganda, c’est pour The Game, dont l’échec contribuera à enterrer l’entreprise.
Benoît Marchisio : Sigurjón Sighvatsson, l’un des fondateurs de Propaganda que j’ai interviewés, m’a confié que le drame de Propaganda était qu’ils étaient trop gros pour faire des pubs et des clips, mais trop petits pour faire les longs-métrages dont ils rêvaient. Ils n’auraient jamais pu faire Bad Boys seuls, encore moins Alien 3, et se sont donc contentés de films moyens qui n’ont pas très bien marché. Ils étaient très bons à la télé – ils ont participé au lancement de Beverly Hills et Twin Peaks – mais se sont heurtés à un plafond de verre au cinéma. Ils ne pouvaient pas faire grandir leurs poulains en interne.
C’est donc pour New Line que Fincher a tourné Seven. La rumeur veut qu’un des responsables du studio a dit en voyant le montage final que c’était un film européen : c’est assez minimaliste, on ne voit presque rien… C’est toutefois un succès parce que c’est un excellent thriller. Il n’est d’ailleurs pas totalement sans lien avec Propaganda puisque c’est Dominic Sena qui a soufflé le nom de Brad Pitt – qu’il venait de faire tourner Kalifornia – à Fincher. À l’origine, c’est Ray Liotta qui devait jouer le rôle de David Mills mais le réalisateur n’en voulait pas. Quand il reviendra pour de bon à Propaganda, ce sera effectivement pour The Game, qui a désarçonné ceux qui attendaient un Seven 2, alors qu’on est finalement plus proche d’un épisode de La Quatrième dimension.
David Fincher est également connu pour son exigence, voire son inflexibilité. C’est cela qui contribue à faire que nombre de ses projets n’ont pas vu le jour, qu’il s’agisse de sa participation à la saga Mission : Impossible, son adaptation de 20 000 lieues sous les mers ou d’une suite à World War Z ?
Benoît Marchisio : En 2010, j’ai assisté à une conférence que Fincher donnait dans une université américaine, au cours de laquelle il expliquait qu’il ne s’engage sur un projet que si tous les feux sont au vert dès le départ : le script est finalisé, la distribution est constituée, le budget est validé. Une fois qu’il s’est assuré de cela, il exige que le studio le laisse travailler en paix. Il travaille aussi beaucoup en amont ; il racontait cette anecdote : « La différence entre Michael Mann et moi, c’est que, quand je tourne une scène de fusillade, si vous ouvrez le camion, vous trouverez le nombre d’armes nécessaires. Mann laisse cent fusils dans le camion et décide le jour J lesquels il utilisera ! » Fincher est très méticuleux, en cela sa méthode de travail est assez proche de celle de Hitchcock. Il sait qu’il va tourner une centaine de prises, mais c’est prévu. Tous les projets avortés que vous avez cités sont des franchises, ce qui ne s’accorde pas forcément avec cette intransigeance. Si l’on prend l’exemple de World War Z 2, on évoquait un budget de deux cents millions – pour le studio Paramount, il s’agissait donc d’un projet assez risqué, a fortiori si le réalisateur voulait en faire une œuvre assez intimiste dans l’esprit de The Last of Us.
Dans le livre, vous racontez aussi que le premier long-métrage que Fincher souhaitait monter était Mank, qui ne verra le jour que bien plus tard, sur Netflix. Un symbole des changements de l’industrie hollywoodienne ?
Benoît Marchisio : Pour moi, Mank – que je n’aime pas trop –, est assez symbolique de ce peuvent donner des films sur lesquels travaillent des cinéastes sans la moindre contrainte. À l’inverse, c’est grâce aux contraintes de Sony pour The Social Network que ce dernier est si original. Il fallait faire un film sur Facebook, mais de deux heures, pas plus. Le script d’Aaron Sorkin était très épais, et Fincher a refusé d’enlever quoi que ce soit, d’où le débit mitraillette des dialogues. C’est paradoxal car c’est un réalisateur qui a toujours rêvé de s’affranchir des studios. C’est un peu comme Steven Spielberg : aurait-il pu faire Lincoln s’il ne l’avait pas produit lui-même ? Pas sûr. C’est toujours la difficulté du cinéma, qui est une économie de prototype. Je ne sais même pas si Netflix, en 2023, accepterait de produire Mank…
L’union de Fincher avec Netflix a donné lieu à plusieurs longs-métrages, mais aussi à des séries comme House of Cards ou Mindhunter. Refera-t-il un jour le chemin inverse pour revenir au cinéma ?
Benoît Marchisio : Si c’est pour un projet qui lui tient à cœur et qu’on lui laisse la liberté qu’il exige, je pense que oui. Vu qu’il est américain, on peut difficilement imaginer un producteur comme Saïd Ben Saïd, qui a ressuscité Verhoeven en produisant ses dernières œuvres. Je suis scénariste, j’ai en chantier une série et un long-métrage, on se pose donc la même question que pour beaucoup de projets : propose-t-on le film à une plateforme, et si oui, laquelle ?
J’ai une vision sans doute moins catastrophiste que d’autres concernant les plateformes. Personnellement, j’ai découvert le cinéma avec les VHS de mon père, je ne sais pas si c’était si différent… On critique le fonctionnement des algorithmes mais à l’époque des vidéoclubs, c’était assez similaire : les blockbusters étaient mis en avant, et il fallait fouiller un peu si on cherchait Bergman.
On a tendance à coller des étiquettes élitisto-conservatrices sur certaines pratiques qu’on fantasme. J’ai vécu pendant quinze ans à Paris et, à part peut-être à la Cinémathèque, je n’ai jamais vu des salles entièrement silencieuses. Les gens parlent, se lèvent, sont sur leur téléphone… Ce n’est pas si différent de la façon dont on se conduit chez soi. Je pense que c’est aussi dû au fait que le cinéma est plus récent que l’opéra où le théâtre, où il y a un décorum plus marqué du fait des traditions. Cela dit, même lorsqu’on se renseigne sur des pièces comme Cyrano de Bergerac à l’époque de leur création, les spectateurs se levaient, insultaient les interprètes… Le premier Fincher que j’ai vu au cinéma, c’était Zodiac, en version française qui plus est. Tous ses précédents, je les ai vus en DVD : est-ce que ça me rend moins cinéphile que d’autres ?
Pour les auteurs de cinéma, les plateformes constituent donc un mal nécessaire ?
Benoît Marchisio : On dit souvent que les auteurs se réfugient sur les plateformes car ils n’ont pas la liberté de faire ce qu’ils veulent au cinéma. Pour autant, qu’est-ce qui nous dit que le prochain Fincher n’émergera pas sur Netflix ? On entend aussi que Netflix ne produit pas, met pas en avant les auteurs, mais c’est aussi parce que c’est un modèle de diffusion très jeune. Celles et ceux qui font du cinéma comme de la télévision veulent simplement être diffusés, être vus.
Contrairement à d’autres participants de cette aventure, Fincher n’a pas souhaité s’exprimer sur les années Propaganda. Est-ce quelque chose qu’il tente de laisser derrière lui ?
Benoît Marchisio : J’ai eu l’opportunité de l’interviewer pour SoFilm. Il m’a dit que c’était pour lui une super période, qu’il avait adoré expérimenter ainsi. Pour autant, si on ne lui en parle pas, je ne sais pas si lui en parle. Il devait justement raconter les années Propaganda dans une série qu’il devait produire et qu’on ne verra peut-être jamais, Video Synchronicity. Cela devait raconter les débuts de l’ère du clip ; la première saison devait débuter avec le clip de Metro du groupe Berlin et s’achever avec celui de Thriller de Michael Jackson, mais la chaîne HBO a annulé la série alors que quatre épisodes seulement avaient été tournés.
– "Génération Propaganda : L’histoire oubliée de ceux qui ont conquis Hollywood", Playlist Society, première édition : 8 avril 2017
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