Sévice militaire
Le 24 mai 2011
Adaptation d’un monument de la littérature israélienne contemporaine, Infiltration se lit d’abord comme une fresque chorale et humaniste sur les failles du système militaire. Touchante, implacable, une œuvre qui frappe fort.
- Réalisateur : Dover Kosashvili
- Acteurs : Guy Adler, Oz Zehavi, Michael Aloni, Assaf Ben-Shimon, Dalia Beger
- Genre : Drame
- Nationalité : Israélien
- Date de sortie : 25 mai 2011
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– Durée : 1h56mn
– Titre original : Hitganvut Yechidim
Adaptation d’un monument de la littérature israélienne contemporaine, Infiltration se lit d’abord comme une fresque chorale et humaniste sur les failles du système militaire. Touchante, implacable, une œuvre qui frappe fort.
L’argument : Ils ont dix-huit ans et sont les nouvelles recrues de l’armée israélienne, ils arrivent des quartiers riches de Jérusalem, des bidonvilles ou des kibboutzim. Malgré les grands écarts sociaux ou ethniques, et les inégalités physiques ou intellectuelles, ils se passionnent pour les mêmes choses, l’amour, le foot, la musique, la philosophie...Durant les 3 mois de l’été 1956, ils vont vivre une expérience qui va bouleverser leur vie, celle de l’apprentissage de la plus redoutable activité de l’humanité : la guerre.
Certains en ressortiront plus forts, d’autres trouveront la liberté dans la désobéissance, mais tous auront laissé sur cette base isolée du désert du Néguev, leur innocence.
Notre avis : Dover Kosashvili a déjà traité de la richesse, des fractures et des contradictions de la société israélo-palestinienne dans ses deux précédentes comédies, Mariage tardif et Cadeau du ciel. La légèreté de ton n’empêchait pas d’esquisser ou d’aborder, en sous-main, une foule de sujets délicats et très contemporains. Après ces deux premiers essais remarqués, le cinéaste élargit son propos et revoit ses ambitions à la hausse : non content de "sortir" de la communauté géorgienne d’Israël, dont lui-même est issu et qui constituait le principal sujet de ses films, Kosashvili donne dans la reconstitution historique et s’attaque, ni plus ni moins, à l’un des classiques de la littérature nationale. Hitganvut Yechedim, de Yehoshua Kenaz, véritable référence dans son pays, a cette particularité d’aborder l’univers militaire par l’une de ses facettes les moins traitées, car la moins cinégénique : les unités non combattantes. Les "soldats" de la base de Neguev n’iront jamais au front, dispensés de combat, plutôt destinés à des emplois de secrétaire, de cuistot, de grattes-papier... La plupart, de faible constitution, sont encore traumatisés par les persécutions du passé (les camps de concentration nazis), ou souffrent de séquelles psychologiques et de handicaps physiques lourds (épilepsie, asthme, organes en moins). Une authentique escouade de bras cassés, inapte à tout exercice physique, méprisée par sa hiérarchie, qui suivra pourtant le même entraînement drastique qu’une unité commando.
De ce hiatus préliminaire, Infiltration tire ses scènes les plus naturellement fortes. Une image, par exemple, parle d’elle-même : pendant le discours d’un de ses supérieurs, un soldat en pleine crise d’épilepsie s’écroule par terre, sans qu’aucun de ses camarades ne bronche, cloués qu’ils sont au garde-à-vous par souci du protocole. L’absurdité inextricable des situations tire parfois le film vers une veine tragi-comique à la Danis Tanovic (No man’s land, Eyes of war), comme le confirme l’usage très particulier de la musique ; mais de la même manière que son condisciple bosniaque, Dover Kosashvili ne sacrifie pas l’humanisme sur l’autel du théorique. La vertu première d’Infiltration n’est d’ailleurs pas tant de se poser comme une œuvre de "dénonciation" militante et directe, à l’instar des récents Lebanon ou Beaufort (il sera finalement peu question de guerre ici, et aucun assaut ne sera montré) mais plutôt d’observer, de l’intérieur, l’organisme militaire et la manière dont il conditionne l’individu - et broie les plus faibles.
L’instructeur Benny, sadique pervers et onctueux, n’ayant rien à envier au sergent Hartman de Full metal jacket, porte sur lui tous les extrêmes (et les limites) d’un système qu’il dirige et sert à la fois. Côté bleusaille, les origines géographiques, sociales, ethniques ou religieuses, auxquelles il convient d’ajouter les inégalités physiques (un ou deux athlètes, présents comme par accident, surnagent au-dessus du reste du groupe), contribuent à former in fine une mosaïque complexe d’identités disparates ; celle-ci vient souligner et exacerber les fragmentations d’une société israélienne encore balbutiante, celle des années 1950, encore sous le coup de la déclaration d’indépendance de 1948 et des guerres transfrontalières qui en résultèrent. Si ces différences génèrent d’immanquables conflits, il en ressort parfois des liens inattendus, comme celui réunissant Ben Hamo, le juif séférade et homosexuel (performance saisissante du comédien Assaf Ben Shimon, plus vraie que nature), devenu le souffre-douleur des caïds de l’unité, et son protecteur Alon, l’ashkénaze bourré de rêves de grandeur, véritable machine guerrière qui entend devenir aviateur.
Les personnages de Dover Kosashvili, cependant, ne restent pas cantonnés à des rôles de marionnettes symboliques, d’"étendards" d’une situation sociopolitique. Êtres humains avant tout, tous ont leurs particularités et leurs failles, aucun ne reste prisonnier d’un déterminisme du récit (si l’on en juge le sort d’Alon, par exemple, scellé lors d’un dénouement glaçant). Interactions, luttes intestines, rapports de force, humiliations, répulsions, orgueils et rancœurs... Véritable soupape de personnalités perturbées et discordantes, le microcosme est décrit avec patience et bénéficie d’une vraie justesse de traitement. Davantage que l’unité d’une société, Kosashvili interroge ce qui fait la cohésion d’un groupe. C’est surtout l’équilibre (parfait) qui existe entre les personnages (et les comédiens qui les incarnent, tous irréprochables), qui plaît ici : aucun n’est éclipsé par un autre, ou caricaturé "au service" d’une démonstration. Le cinéaste, loin de se noyer dans l’exercice choral, filme tous ses personnages au même niveau, à bonne distance, et finit par rétablir l’égalité de droit (et non de fait) que son récit ne leur accorde pas toujours. La cohabitation des bidasses, difficile en début de métrage, tend d’ailleurs à s’améliorer sur la fin et à dessiner un espoir (certes bien fragile) de conciliation et du vivre-ensemble. Le credo pourrait être "l’union dans l’adversité", rengaine habituelle, il est vrai, de ce genre d’histoire collective en temps de guerre.
Il arrive à Infiltration de s’extirper ponctuellement de sa noirceur, et de la misère humaine qu’il met en scène, pour délivrer quelques instants de grâce suspendue. Durant quelques minutes, la bêtise des généraux se tait enfin pour laisser parler la vie, dans sa plus belle simplicité, dans sa précieuse trivialité. Les techniques de séduction, à la lueur des étoiles, d’un trouffion en permission en deviendraient presque magiques ; et le chant hébété d’un soldat sous la pluie se charge fortement en émotion. Bouffées d’air dans un récit désespéré, finalement pessimiste, quoique jamais asphyxiant, qui captive sans cesse malgré son surplace apparent. Le dénouement, quant à lui, abasourdit, véritable couperet achevant le récit sur une pirouette volontairement cruelle. Dans le monde militaire, en particulier en Israël, les idéaux révèlent vite leur face réversible, et l’aliénation psychologique du soldat se fait avant même son départ au combat. L’idée, et sa mise en œuvre dans les dernières secondes (brutales), évoquent une fois de plus un Full metal jacket moyen-oriental. Et d’ailleurs, comme le film de Kubrick - quoique sur un registre totalement différent -, l’Infiltration de Kosashvili pourrait bien constituer une nouvelle référence du genre.
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