Halte à la croissance
Le 12 septembre 2020
Une plongée dans les coulisses de la révolution joyeuse imaginée par Gébé, où l’on découvre que L’An 01 était bien plus qu’une utopie. Programmé dans le cadre du Fifigrot, ce documentaire de Pierre Carles est disponible en accès libre sur le site Internet du réalisateur.
- Réalisateur : Pierre Carles
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Français
- Durée : 57 min
- Plus d'informations : Gébé, on arrête tout, on réfléchit
- Festival : Fifigrot 2020
Résumé : Pierre Carles revient sur un des films de la génération 68, tiré de la BD du dessinateur Gébé.
Critique : "Le monde d’après" : voilà l’expression qui a soudain inondé le débat public pendant le confinement, champignon inconnu soudain sorti de terre pour fleurir un appareil productif à l’arrêt. On l’imaginait terreau fertile, fait de promesses nouvelles, de certitudes balayées, un grand coup de labour qui ouvrirait le champ des possibles, jusqu’à semer les premières graines des lendemains chantants. Puis le confinement s’est achevé, on a rasé les champignons et tout est redevenu comme avant. "Rentré dans l’ordre", comme diraient certains. Le "monde d’après" semble désormais d’un goût infect, comme si le fait de l’avoir tant rêvé rendait insupportable sa simple évocation.
Georges Blondeaux dit « Gébé » n’a jamais eu peur des champignons. En 1971, il entame une série de bande dessinée dans Politique Hebdo, intitulée L’An 01. Le scénario est limpide : des citoyens décident collectivement de s’arrêter. Mardi, à 15 heures, les trains ne circuleront pas, la radio ne diffusera plus aucun discours et les banquiers feront pousser des salades devant leur maison. Très vite, ce qui ne devait se résumer qu’à quelques planches suscite l’engouement des lecteurs, qui encouragent Gébé à en faire un feuilleton. Jacques Doillon adapte deux ans plus tard la BD au cinéma, avec au casting, entre autres, Gérard Depardieu, Coluche, Cabu et Wolinski, rencontrant un succès là encore considérable, malgré sa faible distribution initiale. La fable de Gébé reste encore aujourd’hui une référence pour la génération des soixante-huitards et au-delà, comme en témoignent les nombreuses rééditions sorties récemment.
Comment expliquer l’engouement autour de L’An 01 ? C’est ce que Pierre Carles cherche à comprendre dans ce documentaire consacré autant au film qu’à la bande dessinée. On y découvre la genèse du projet, né de la volonté de faire une pause, d’après la première résolution reprise dans le titre du documentaire : « On arrête tout, on réfléchit ». Gébé sait de quoi il parle, lui qui a quitté son poste de dessinateur à la SNCF pour refuser d’« aller vendre, à trois heures d’ici aller-retour, huit heures de [sa] vie ».
- © Pierre Carles
A l’origine de cette réflexion se trouve le sens du travail et précisément la perte de sens de l’activité économique, qui, sous le prétexte trompeur du progrès, entraîne l’humanité vers sa chute. Au grand bond en avant vers l’aliénation des travailleurs, L’An 01 préfère donc faire un pas de côté. Juste un temps d’arrêt, pour s’instruire de tout et réfléchir à ce qui se passera après. L’essor du salariat dans les années 1970 ne saurait en effet masquer la hausse des inégalités et du chômage qui s’ensuit, mettant un terme définitif aux promesses des Trente Glorieuses. C’est cela, la société de service et tous les « bullshit jobs » (selon l’expression popularisée par l’anthropologue américain David Graeber) destinés à la servir, qui sont ici remis en question, en même temps que le travail ouvrier ou paysan. Dès lors que l’adhésion de la population s’avère massif – à défaut d’être intégral –, plus personne n’est obligé de subir la pression sociale et hiérarchique qui empêchait de penser.
Des actions toutes simples, comme celles de ne pas prendre le train le matin ou d’aller sonner à la porte de son voisin pour faire connaissance, deviennent des actes de résistance, et chacun se raccroche à ce qu’il y a d’indispensable à la vie humaine (« l’eau pour boire, l’électricité pour lire le soir, la T.S.F. pour dire "Ce n’est pas la fin du monde, c’est l’An 01, et maintenant une page de mécanique céleste" »).
Mais derrière ses allures de pamphlet libertaire de gauche, qui aborde des thèmes aussi sérieux que l’abolition de la propriété, la faillite écologique ou le rôle du désir sexuel, Gébé prône surtout une « démobilisation générale », drôle et poétique, par opposition à tous les « militants-tristes » qui se contentent d’avaler des pages de Marx en attendant le grand soir. Il y a dans L’An 01 une forme de totalitarisme laxiste, car tout est important, sans que personne ne puisse expliquer pourquoi. Et c’est pas triste !
- © Artédis
Le documentaire fait l’aller-retour entre des extraits du film et des archives documentaires radiophoniques ou télévisuelles, qui entrent en résonance avec celui-ci. On découvre par exemple que le modèle ouvrier nouveau, dessiné sur les planches par Gébé, a réellement été expérimenté dans une usine Volvo, en Suède, qu’en 1973 le « club de Rome », composé des plus grands industriels de l’époque, défendait une « croissance zéro » respectueuse du développement humain et de l’environnement, vision partagée alors par le président de la Commission européenne Sicco Manssholt (une autre époque)… Tout cela entretient un flou pas désagréable entre fiction et réalité, qui va dans le sens de ce qu’explique Gébé : les thèses de l’an 01 sont loin d’être farfelues et ont participé à une véritable remise en question du système politique, économique et social en vigueur dans l’élan de mai 68. « Les gens disaient que c’était parti remise, mais que dans quelque temps ça allait se faire », explique l’auteur. C’était avant la perte de vitesse du mythe de l’An 01 au cours des années 1980, qui coïncide avec le tournant libéral des démocraties occidentales. Quand la seule liberté fut vendue sur papier glacé ou dans le choix de sa machine à laver, le film et ses recommandations de sobriété heureuse furent inévitablement vouées à l’obsolescence.
Pierre Carles ne passe pas à côté d’une certaine nostalgie de quinquagénaire dépité (rares sont les images qui dépassent l’an 2000), et cherche aussi à rendre hommage au génie de Gébé, disparu en 2004. Malgré cela, les choix de réalisation sont rares, Carles préférant s’effacer au profit du sujet, comme ce fut le cas de ses précédentes productions, que ce soit pour l’émission culte Strip-tease ou dans ses reportages très critiques sur la télévision française (Pas vu à la télé, Fin de concession). Après avoir vu celui-là, on n’a qu’une envie : foncer (re)découvrir la BD et le film de Jacques Doillon.
Gébé, on arrête tout, on réfléchit est comme une carte postale envoyée de l’An 01 par expéditeur inconnu, qui cherche à nous crier qu’un autre monde est possible. A l’heure de l’urgence climatique et sanitaire, où les failles du capitalisme n’ont jamais été aussi criantes, reste à espérer qu’elle parvienne jusqu’à ses destinataires, qu’ils soient novices ou connaisseurs. Alors pourra-t-on véritablement s’entendre sur la définition du « monde d’après ».
"Gébé, on arrête tout, on réfléchit" sera projeté le mercredi 16/09 à l’Utopia Borderouge de Toulouse en présence de Pierre Carles. Pour en savoir plus sur l’univers de Gébé, un petit ouvrage contenant des textes et une vingtaine de dessins inédits d’illustrateurs autour de l’An 01 sortira d’ici la fin de l’année (le livre comportera aussi le film et quelques bonus sur une clé usb).
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Beamar 13 septembre 2020
Gébé, on arrête tout, on réfléchit - Pierre Carles
Une découverte pour moi cela me donne envie de voir le documentaire et le film