Le 29 avril 2024
Quand le documentaire s’attache à lier problématique sociale et esthétique du cinéma, cela donne cet immense long-métrage.
- Réalisateur : Nicolas Peduzzi
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Français
- Distributeur : Les Alchimistes
- Durée : 1h42mn
- Date de sortie : 1er mai 2024
- Festival : Festival de Cannes 2023, ACID Cannes 2023
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Résumé : Hôpital Beaujon, Clichy. Au mépris des impératifs de rendement et du manque de moyens qui rongent l’hôpital public, Jamal Abdel Kader, seul psychiatre de l’établissement, s’efforce de rendre à ses patients l’humanité qu’on leur refuse. Mais comment bien soigner dans une institution malade ?
Critique : Nicolas Peduzzi s’affirme, après Ghost Song, comme l’un des plus grands artisans du renouveau du film de genre en France et particulièrement du documentaire, à l’aune d’une société en crise. Curieux paradoxe d’un réalisateur, si soucieux de l’esthétique de l’image, que d’accrocher sa caméra dans les couloirs d’un hôpital de la banlieue parisienne où tout est laid. Comme le témoigne l’aide-soignant Romain, on peut mettre plus de trois ans à réparer un robinet qui fuit, là où, en à peine deux jours, on efface un graffiti qui met en cause la gestion calamiteuse des institutions hospitalières en France. Nicolas Peduzzi trouve peut-être là, en écho à son personnage, l’occasion de crier que son film ne pourra pas être effacé par les services publics, que l’urgence de prendre soin des patients et des soignants ne relève plus d’une option politique mais d’une nécessité vitale. Car la plupart des malades qui vont à la rencontre du docteur Jamal Abdel Kader sont jeunes. Ils ont mal au ventre, quand ils n’ont pas perdu leurs membres à la suite de multiples tentatives de suicide. Ils ne sont pas vraiment fous, et sans doute que leur place ne serait pas dans cet hôpital, mais dans des environnements sécurisants, aimants, avec des professionnels qui ont le temps de les écouter.
- Copyright Les Alchimistes
État limite est un choc cinématographique. Nicolas Peduzzi filme le monde à travers l’exemple d’un jeune psychiatre atypique, sans doute trop atypique pour ne pas succomber à la brutalité du burn out. Il arpente les couloirs, les escaliers de Beaujon, pour aller à la rencontre de patients auprès desquels il s’assoit. Sa méthode thérapeutique principale consiste à se défaire justement de l’arsenal de la médicamentation ou de la procédure de soin, pour juste écouter, jouer à l’infirmier, au brancardier ou à l’aide-soignant dans une humanité magnifique. On sent qu’il se noue entre le réalisateur et le cinéaste une relation qui n’a pas tant à voir avec un exercice de style cinématographique mais quasiment une béquille thérapeutique pour l’un et l’autre. Parfois, l’image est floutée, hésitante, le cadrage bancal, parce que filmer la douleur dans un service de psychiatrie, c’est accéder à sa propre désolation intérieure et par là-même assumer la précarité du geste créatif. État limite semble comme non fini, volontairement imparfait, à l’instar de la musique incroyable de Gael Rakotondrabe qui juxtapose musique classique et sonorités techno. La force du film s’invite dans l’hybridation des genres, la fausse imperfection des images, qui, en vérité, témoigne d’un travail colossal du réalisateur qui a dû chercher en lui-même les fantômes de son histoire pour filmer le médecin.
On avait adoré Ghost Song à cause de la puissance créatrice du documentaire. Nicolas Peduzzi s’essaye ici à un genre plus braque, plus direct, qu’il ponctue toutefois de photographies en noir et blanc d’une très grande beauté. La patte du cinéaste se fait de nouveau ressentir quand il appréhende la géométrie de l’hôpital et que la vision nocturne de l’immeuble se perd dans une sorte de touches impressionnistes. Surtout, le réalisateur filme l’humanité à travers la figure de ce médecin hyperactif qui s’émeut de la disparition d’un patient et se rend à l’évidence qu’il va perdre son âme dans le service hospitalier public. Le documentaire est politique sans aucun doute. Mais il est surtout très personnel, très empreint de l’émotion du réalisateur lui-même face aux drames qui se jouent devant lui.
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Nicolas Peduzzi réinvente la couleur et la langage du documentaire. L’imprécision et la confusion des styles concourent à récréer un univers qui n’est plus tout à fait réel. À la limite, l’enjeu n’est pas de dire le monde tel qu’il est. Le dessein du réalisateur est de révéler un monde qui se joue au-delà des apparences. Ce médecin qui court d’un étage à l’autre n’est plus tout à fait un scientifique drapé dans ses apprentissages médicaux, mais un homme anxieux, instable presque, qui s’égare dans le regard de ses patients pour ne pas céder à sa propre folie. On ne sait rien de cet homme en dehors de sa vie à l’hôpital : s’il est marié, a des enfants, pratique le ramadan ; on ne sait rien d’autre que sa gestualité hyperbolique et ses paroles moins soignantes que pétries d’une humanité infinie.
État limite sort le 1er mai sur les écrans français, comme un contre-pied aux manifestations syndicales dans les rues pour améliorer les services publics et le travail. Nicolas Peduzzi réalise pour sa troisième œuvre en tant que réalisateur un cinéma incarné, habité de ses tourments et de ses joies intérieurs, un cinéma qui ne raconte pas ce que le monde est, mais ce qu’il a oublié de devenir.
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