Les entretiens aVoir-aLire
Le 10 octobre 2016
A l’occasion de son décès, relisez cet entretien avec le maître polonais réalisé en 2010 par l’équipe d’aVoir-aLire.
- Réalisateur : Andrzej Wajda
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Avec une caméra d’or et un regard bienveillant et critique, il a filmé la Pologne d’hier, d’aujourd’hui, la Pologne rêvée de la jeunesse, la Pologne fantasmée et littéraire, la Pologne opprimée, comme un écrin de récits personnels. Rencontre avec l’immense Andrzej Wajda à l’occasion de la sortie de son nouveau film.
Au coeur de l’hiver, nous rencontrons Andrzej Wajda près d’un âtre dans un lobby d’hôtel. Le cinéaste a traversé les cinquante-cinq dernières années sur un rêve de pellicule, maniant avec virtuosité les registres, les adaptations, les hommages à la mémoire, voix d’un peuple mis à rude épreuve durant tout le XXème siècle. Mais son regard d’un bleu espiègle reste vif, le ton et le débit de sa parole conservent tout ensemble leur bienveillance et leur maîtrise du sujet : plus qu’un entretien, une petite leçon de cinéma.
aVoir-aLire : Votre cinéma semble toujours avoir agi comme un pouvoir de résistance contre l’oppression politique, contre l’oubli, contre le temps et la mort... Qu’est-ce que le cinéma possède de particulier qui puisse incarner la voix des faibles contre les forces qui les dépassent ?
Andrzej Wajda : C’est très important pour moi, mais il faut le nuancer en disant que c’est de temps en temps que le cinéma a été politique. Il n’a pas toujours pu l’être ; il y a des époques où il n’a pas pu traverser les mailles de la censure. Si quelqu’un voulait réaliser un film, il devait réaliser toutes sortes de films. Je n’étais jamais un fanatique du cinéma politique ; seulement, c’était quelque chose dont je ressentais le besoin, parce qu’il n’y avait pas d’autre possibilité d’expression. Il n’y avait pas d’expression libre, d’élections libres, donc il n’y avait personne qui aurait représenté certaines choses en dehors de nous, les artistes. Donc c’est nous, les artistes, qui avons pris ce poids. Ca pourrait paraître grandiloquent, exagéré, mais nous avons pris ce rôle sur nous. On ne peut pas dire que la Pologne était gouvernée par son propre intérêt : elle faisait partie d’un empire plus vaste, l’empire soviétique. Et la seule possibilité de s’adresser, d’être compris par une large partie de la population, de la société, c’était le cinéma, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, il y avait beaucoup de cinémas, beaucoup de salles : nous avions en Pologne 3000 salles, partout. En plus, il y avait des cinémas ambulants, qui tiraient jusqu’aux petits villages, aux campagnes, pour montrer les films. Il y avait aussi ce qu’on appelait des « cinémas d’art et essai ». En apparence, on montrait des films artistiques, mais les discussions qui suivaient concernaient toujours la politique. Je le sais, je présidais cette organisation de ciné-clubs ! Les salles de cinéma sont donc devenues des endroits où se rassemblaient les gens qui savaient de quoi il s’agissait réellement. Et bien sûr, ils étaient tous mécontents de ce qui se passait. Dans chacun de ces films, ils essayaient de voir ce que nous réussirions à montrer de leurs souhaits. Le cinéma passait des images, plutôt que de transmettre des idées à travers des mots. Les dialogues avaient moins d’importance. Chaque idéologie s’exprime à travers des paroles : ça, le censeur pouvait le couper facilement, il n’y avait aucune possibilité de s’exprimer. En revanche, certaines images étaient plus difficiles à censurer. Au cinéma, le spectateur venait voir ce que nous avions à lui dire par-dessus ou à travers la censure. C’était une sorte de jeu entre nous, qui faisions les films, l’écran et le public, c’était quelque chose de fantastique.
Paradoxalement, est-ce que cette liberté de parole par les images n’a pas été diminuée avec la chute du bloc communiste ?
Oui. Mais ce fait de mettre l’accent sur les images avait comme résultat que le cinéma polonais était plus compréhensible dans le monde. Le cinéma est l’art de l’image. Si tu ne peux pas utiliser des mots, tu es obligé d’utiliser des images, et ces images atteignaient aussi le public du Festival de Cannes, un public à Londres, à Rome... Ils comprenaient que nous avions quelque chose à dire, et même si parfois nos symboles n’étaient pas pleinement compréhensibles pour eux, cela participait d’un mystère et faisait la différence du cinéma polonais. Et c’est ça qui a donné sa chance fantastique au cinéma polonais dans le monde.
Vous avez parlé de l’importance des images. Etant donné que l’adaptation joue un rôle tellement important, notamment avec la poésie (Pan Tadeusz) et le théâtre (Zemsta), comment passer du mot à l’image ?
Il y a encore une autre distinction à faire. Nous avons porté à l’écran toutes les oeuvres les plus fondamentales de la littérature polonaise, quand nous craignions la soviétisation. Nous estimons que tout ce qui appartient à notre passé a une importance aujourd’hui. Nous naissons dans une langue, nous naissons dans une histoire. Ces oeuvres qui nous appartenaient de manière exclusive, faisaient partie de notre langue, de notre histoire, presque toutes, on les a portées à l’écran, justement pour renforcer ce sentiment national. Bien sûr, à chaque fois qu’on doit adapter un poème pour le porter à l’écran, c’est difficile : lorsque ce poème a été écrit, le cinéma n’existait pas. En dehors de la forme et du langage poétique, il fallait une action, il fallait montrer une suite d’événements. Pan Tadeusz porte comme sous-titre : « Dernière incursion en Lituanie ». Pan Tadeusz, ça n’est pas un film. Alors prenons les mots un par un. « Dernier », d’accord. « Incursion », un mot un peu difficile à comprendre, ça veut dire quoi incursion ? Ca veut dire : ils s’attaquaient les uns les autres. C’est bien. En « Lituanie » ? Un endroit un peu mystérieux. C’était difficile de faire un film à partir du titre Pan Tadeusz, mais si on part du titre « Dernière incursion en Lituanie », on peut y aller. Bien sûr, un grand problème : tout est écrit en vers. Alors comment faire des dialogues ? Et là, j’ai vu une chose très surprenante. Quand les acteurs ont commencé à dire ces dialogues, on a compris que ce n’étaient pas les acteurs qui parlaient, mais les personnages qui se dessinaient à travers ces dialogues. En fait, c’est bien qu’ils parlent en vers ! Ca les fait avancer plus vite ! C’est comme si c’était du rap : plus court, plus rapide, plus expressif. On peut donc comprendre plus facilement de quoi il s’agit. Pour moi, c’était une grande joie de tourner un film en vers. Avant, j’avais déjà fait un film en vers, d’après une pièce polonaise, Les Noces de Wyspianski. J’avais donc un peu d’expérience. Mais là, c’était une grande joie d’entendre ces dialogues, et puis recréer tout ce monde qui n’existe plus et qui n’a probablement jamais existé, qui n’existait que dans l’invention de Mickiewicz pour ces pauvres émigrés à Paris. Ils voyaient le pays de leurs rêves, et l’écrivain les a transportés dans ce monde. Et puis moi je reprends la parole, pour transporter les Polonais vers ce monde, qui a peut-être existé, peut-être pas, mais qui fait partie de notre vie, à travers la langue et à travers l’histoire.
Et pour Zemsta, qui n’a pas été très montré à l’étranger ?
C’est difficile à expliquer, et il y a la participation de Polanski, qui a joué ça merveilleusement... C’est quelque chose de bizarre. En fait, La vengeance, Zemsta, est une pièce très universelle. On peut la traduire facilement en français et la mettre en scène en France : il y a un château, deux familles qui habitent des deux côtés d’un mur, qui se détestent. On pourrait imaginer ça en Espagne, en Italie... Mais non, apparemment ; je ne pense pas que ce soit particulièrement de ma faute s’il n’a pas été montré à l’étranger. J’ai rendu les personnages plus expressifs... Mais non, il n’y a pas eu d’intérêt.
Est-ce qu’il vous reste encore une oeuvre phare à adapter ? Ou inadaptable ?
C’est une bonne question, mais non, je ne crois pas. Il me semble que tout ce qui se passe en Pologne, ça mériterait un film. Mais il y a une difficulté supplémentaire, c’est que les scénaristes qui ont travaillé pour moi nous ont dit adieu, ils sont partis vers un meilleur monde, je ne sais pas.
Tatarak s’ouvre et se développe autour d’une réminiscence d’un tableau de Hopper. J’aimerais que vous expliquiez comment l’étude d’un tableau peut guider une mise en scène.
Ce n’est pas parti de l’image d’un tableau de Hopper. Tout a commencé lorsque Krystyna Janda m’a donné une quinzaine de pages d’un texte sur la mort de son mari et les dernières semaines de sa vie. J’étais persuadé qu’elle me le donnait simplement pour que je le lise, et je l’ai mis dans ma poche. En même temps, je suis réalisateur de films, donc je lui ai posé la question : est-ce que tu veux le dire devant une caméra ? Elle m’a dit oui. Du coup, je me suis dit, ça doit se passer dans une chambre d’hôtel, et quand je pense à une chambre d’hôtel, immédiatement j’ai devant les yeux les peintures de Edward Hopper. Je connais bien cette peinture, c’est quelque chose de très poignant, car elle exprime la solitude. Je ne connais pas d’autre peinture qui pourrait montrer autant l’aliénation de l’homme dans une grande ville. Il y a des gens tout autour, mais pas ici. Il y a une femme ; il y a toujours à côté d’elle une valise, comme si elle venait d’arriver. On ne sait pas pourquoi. Très souvent, elle est déshabillée, comme si elle attendait un homme. Donc il va arriver d’un instant à l’autre ; mais il n’entre pas. C’est vraiment l’un des peintres qui excitent beaucoup les gens du cinéma... en tout cas il devrait ! En fait, chacun de ses tableaux pourrait servir de base à une scène de cinéma. La nuit, quelques personnes assises dans un bar : qui sont-ils, pourquoi sont-ils dans un bar la nuit ? Donc sans aucun doute, je prendrais un intérieur d’hôtel basé sur un tableau de Hopper, à partir du moment où j’ai pris la décision de le porter à l’écran. Et la deuxième décision a été la caméra objective, qui n’accompagne pas l’acteur. Nous sommes là, sur place, l’actrice est libre de faire ce qu’elle veut. Elle est sur scène, elle veut se rapprocher, se tourner, nous tourner le dos, c’est son droit, elle disparaît du champ, nous continuons. Il me semblait que c’était le minimum que je devais faire par rapport à son geste, tellement personnel, qu’elle voulait bien raconter à la caméra. Moi en tant que metteur en scène, j’ai dit : je ne sais pas, moi je n’étais pas présent, tu dis ce que tu veux. C’est la première fois que ça m’arrive. Ca vaut le coup de vivre longtemps et de faire des films comme moi, pendant cinquante-cinq ans. Vous avez un vieux mammouth devant vous.
A propos de Krystyna Janda, elle fait partie de ces acteurs assez iconiques, comme Zbigniew Cybulski ou Daniel Olbrychski, que vous avez accompagnés dans leur carrière. Est-ce qu’il y a quelque chose de différent qui s’est noué avec elle sur ce film, parce qu’il était si personnel pour elle et pour vous ?
Oui. Mais ça fait longtemps que je voulais la rencontrer à nouveau. Chaque fois que j’ai envie de rencontrer l’un de mes acteurs anciens, j’ai le même problème : comment trouver quelque chose qu’ils ne connaissent pas, quelque chose qu’ils n’ont pas déjà vu ? Et elle, elle n’est plus cette jeune fille qui avait commencé dans L’homme de marbre. Ca fait longtemps que je voulais faire ce récit (Tatarak) avec elle, mais bon, le récit est court, je voulais faire un film de cinéma, donc je cherchais un complément, ce qui est arrivé tout à fait par hasard ! Je ne pouvais pas le prévoir, je voulais la rencontrer, et je trouvais que c’était le moment où nous pouvions nous donner quelque chose de nouveau : elle, son expérience, et moi cette distance que je peux avoir aujourd’hui par rapport à tout ça.
Propos recueillis à Paris le 5 février 2010. Merci à Michel Lisowski pour la traduction.
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