Le 10 avril 2017
Une œuvre somptueuse, variation esthétique autour du film noir.
- Réalisateur : Keywan Karimi
- Acteurs : Amir Reza Naderi, Elias Rasouli
- Genre : Drame
- Nationalité : Français, Iranien
- Editeur vidéo : Blaq Out
- Durée : 1h34mn + 1h
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– Sortie DVD : le 9 mars 2017
Résumé : Revenu de tout, un avocat médite sur la corruption où s’enfonce lentement Téhéran. Un mystérieux messager fait alors irruption dans son cabinet miteux. L’homme, blessé, lui remet un colis qu’il l’enjoint de dissimuler au plus vite. L’avocat ne tarde pas à recevoir des visites de plus en plus menaçantes...
Notre avis : Emprisonné, puni par le pouvoir, Keywan Karimi est un jeune cinéaste (il est né en 1985) engagé que ses documentaires ont rendu célèbre, et pour lequel le monde de la culture s’est mobilisé à plusieurs reprises. Drum, sa première fiction, a dû également déplaire au régime, tant son pessimisme sourd de chaque image. À lire le synopsis, on a l’impression d’un film noir, classique dans son sujet : un avocat reçoit un colis convoité par des gens peu recommandables, et il est victime de pressions et de menaces. Sauf qu’à l’écran, rien de ce qu’on attend : des plans longs, souvent même des plans-séquence, narrativement sans intérêt, une action inexistante ou hors-champ, en somme tout se passe comme si Karimi (également scénariste) avait choisi de revisiter les clichés du genre en privilégiant les temps morts : on verra ainsi l’avocat sans nom rouler en taxi, marcher, monter ou descendre des escaliers, regarder par la fenêtre, tout excepté réagir ou enquêter. Bref, en misant sur un rythme lent et une anti-action, le cinéaste déporte l’attention sur autre chose, de plus flou, de plus angoissant, mais surtout sur la mise en scène extrêmement travaillée, à la limite du maniéré.
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On serait tenté de décrire chaque séquence, tant elles sont pensées, esthétiquement réussies et parfaitement signifiantes. Prenons-en deux, presque au hasard. Dans la première, l’avocat est aux bains publics : il discute avec un ami, sans qu’on entende leur propos ; mais la caméra, très lentement, les quitte en un travelling somptueux, va cadrer un homme qui se rase, un autre qui se fait masser, un dernier qui subit un shampoing. Là où on attendait des confidences, une parole qui fait avancer l’action, on a un prélèvement de la réalité, une focalisation sur les à-côtés : c’est que l’intérêt n’est pas une intrigue convenue, mais un état des lieux observé avec minutie, en contemplation permanente. Dans la seconde, presque à la fin, le « héros » est dans la maison parentale avec les « méchants » ; après une discussion qui ne mène à rien (on n’en saura pas plus sur le colis, véritable Mac Guffin hitchcockien), il leur révèle la cache ; les bandits s’y précipitent, mais la caméra ne les suit pas, poursuivant un lent mouvement vers l’extérieur ; du bruit, de la fumée, et quand le travelling s’achève, on ne voit plus qu’un trou. Encore une fois, l’action est hors-champ, dédaignée. Karimi fait confiance à son spectateur, qui saura combler les manques, reconstituer l’histoire. Comme chez Bresson. Comme lui également, le cinéaste iranien dirige ses comédiens avec une retenue janséniste. Drum est ainsi à la croisée de plusieurs influences, dont celle presque évidente de Bela Tarr, mais il crée un univers singulier, avec son esthétique cohérente et sans compromis.
Chez lui, Téhéran devient un ville fantôme, envahie par une ombre grandissante qui gangrène décors et humains. Les rues étroites, les appartements obscurs, les escaliers biscornus sont filmés de manière quasi-expressionniste, lieux abstraits d’une inquiétante étrangeté. De même la bande-son, très réfléchie, refuse toute musique extra-diégétique et se concentre sur des bruits répétitifs, désagréables, angoissants. Il n’y a d’ailleurs qu’un moment, superbe, de musique : c’est la longue séquence de veillée mortuaire ponctuée par les tambours du titre. D’une certaine manière, ils seront relayés par le tonnerre à plusieurs reprises, mais les grincements, couinements, ronronnements sont plus importants que les dialogues peu fréquents, coupés ou inaudibles. Au fond la bande-son est le reflet d’un thème sous-jacent du film, l’incommunicabilité : on ne compte plus les appels téléphoniques qui n’aboutissent pas ou les questions sans réponses. Les personnages errent plutôt qu’ils ne se déplacent, et quand ils se parlent ne se regardent pas. La caricature en est ce vieux qui parle à son col, en cachette, et dont on se demande un temps s’il n’est pas doté d’un micro.
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On le voir, Drum, dans ses partis-pris, n’est pas une œuvre facile : il décrit de manière austère un monde en déliquescence, un monde d’ennui et privé de sens, rejetant la narration ou la psychologie. Fascinant, hypnotique pour qui entre dans sa démarche, il laissera de côté les spectateurs pressés ou avides de mouvement. Pour les autres, les curieux, les aventureux, le film représente une expérience forte, jouissive, bref à ne pas rater.
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Le DVD contient un autre film, le documentaire qui valut à Karimi la prison et le fouet, Writing on the city : beau projet singulièrement original, il raconte l’histoire de l’Iran à travers les graffitis de Téhéran. Images d’archives et commentaire littéraire en voix off, montage efficace avec des effets puissants (notamment le ralenti, rarement aussi bien utilisé), tout est réuni pour faire de ce métrage un objet saisissant. Le sens de la formule réjouit également, à l’image de celle-ci : « le shah mourut sous les bombes de peinture ».
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Les suppléments :
Deux entretiens : le cinéaste Abbas Fahdel parle des conditions de détention de Karimi (4mn), et Jean-Michel Frodon analyse Writing on the city (10mn). C’est intéressant mais un peu court ...
L’image :
Rien à redire : la copie met en valeur le splendide travail sur le noir et blanc, tout en nuances. Les noirs y sont profonds, les gris infiniment nuancés.
Le son :
Des deux versions (stéréo et 5.1), on retiendra la dernière qui magnifie les bruits si importants, et les tambours résonnent d’une belle manière.
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