Retour impossible en Bosnie
Le 22 janvier 2021
Un an après Eyes of War, Danis Tanović revient dans la Bosnie de No Man’s Land sans cesser d’aborder son éternel sujet : la guerre civile et ses conséquences sur l’humain. Cette chronique familiale, rieuse et mélancolique, confirme tout le bien qu’on pense du cinéaste.
- Réalisateur : Danis Tanovic
- Acteurs : Miki Manojlović, Mira Furlan, Boris Ler, Jelena Stupljanin
- Genre : Comédie dramatique, Film de guerre
- Nationalité : Britannique, Français, Allemand, Belge, Bosniaque, Slovène, Serbe
- Durée : 1h53mn
- Date de sortie : 23 mars 2011
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Résumé : Bosnie-Herzégovine - 1991. A l’effondrement du communisme, Divko revient dans son village après 20 ans d’exil à l’ouest en compagnie de la jeune et séduisante Azra qu’il compte épouser, le chat noir Bonny et les poches remplies de Deutschemarks. Il entend retrouver tout ce qu’il a laissé et plus particulièrement son fils Martin qu’il n’a jamais connu. Mais personne ne s’attendait à son retour et Bonny ne semble pas se plaire dans ce nouvel environnement... Bref, en 20 ans, les choses ont quand même changé et le retour de Divko ne s’avère pas être celui auquel il rêvait.
Critique : Danis Tanović est décidément un auteur plein de surprises. Consacré à l’international dès son premier film, No Man’s Land, en 2000, le cinéaste bosniaque a vu les sirènes du succès se retourner contre lui, et ce de manière spectaculaire. Four artistique monumental pour son deuxième long-métrage (L’Enfer, sorte de mauvais téléfilm tourné avec des stars françaises), désaffection globale de la critique, activité rare (à peine trois films en dix ans !), Tanović traverse un désert depuis une bonne décennie, sans qu’on puisse savoir de si tôt ce qui l’en tirera. L’an dernier, le réalisateur revenait sur les écrans avec Eyes of War, beau film de guerre tourné en Irlande, littéralement porté par Colin Farrell et ardemment défendu sur ce site ; malheureusement, il passa complètement inaperçu en France et fut même conspué, à nouveau, par une bonne partie de la presse. La "renaissance" Tanovic se fait donc attendre, et ce n’est pas tout à fait avec ce Cirkus Columbia qu’elle pourra avoir lieu : sa sortie salles sur nos territoires, en mars 2011, fut encore une fois très confidentielle (et ce malgré sa sélection aux festivals de Venise et Toronto). Cependant, en retrouvant ses terres bosniaques, ses obsessions d’auteur et ses récits de lutte fratricide en ex-Yougoslavie, Tanović a connu un petit regain de popularité critique qu’il mérite largement.
Il faut dire que ce retour en Bosnie réussit au cinéaste. Les longs-métrages de son "exil" européen, quoique résultant de projets personnels et s’inscrivant pleinement dans les thématiques qui lui sont chères, semblaient faire œuvre de commande. Non que la patte du cinéaste y était totalement absente (Eyes of War, malgré ses défauts, demeure un excellent drame de guerre), mais les deux films, piégés dans des organismes de coproduction à la limite de l’euro-pudding, apparaissaient un peu boursouflés, théoriques, encombrés dans leur discours, alourdis par une symbolique insistante. Il y régnait un esprit de sérieux un brin pontifiant qui s’est complètement envolé dans Cirkus Columbia, lequel se présente d’abord comme une chronique familiale, comique et rafraîchissante. Adaptant un roman d’Ivica Dikic, Tanović retrouve son humour en même temps que son pays natal : le drame y est contrebalancé par un art du burlesque exubérant, typiquement slave, qui évoque irrésistiblement son homologue serbe, Emir Kusturica, en plus light et apaisé. Tanović "emprunte" d’ailleurs à Kusturica l’un de ses acteurs fétiches, le génial Miki Manojlović (vu notamment dans Chat noir, chat blanc et Papa est en voyage d’affaires), dont le cabotinage royal et les réparties assassines l’apparentent à un de Funès des Balkans en grande forme - tout ce qui a trait à son chat Bonny, par exemple, est hilarant. Drôlerie, folie douce, emballement vaudevillesque du récit, coup de crayon grotesque contrebalancent le drame et définissent un ton tragicomique qui, décidément, sied bien à Manojlović : c’était déjà, souvenons-nous, la principale réussite de No Man’s Land (qui faisait preuve aussi d’un sens de l’absurde très beckettien).
L’intrigue se déroule dans une parenthèse, au début des années 90, entre la fin des persécutions communistes et le début des déchirements inter-communautaires. Après avoir traité de la guerre (No Man’s Land) puis de l’après-guerre (Eyes of War), Tanović s’attache donc à décrire ici l’avant-guerre, ou plutôt l’entre-deux guerres. La période d’accalmie qu’il décrit, sorte de bulle enchantée, fragile et prête à éclater, lui permet donc d’évacuer le conflit au second plan (du moins pour un temps), au profit des personnages et de leur histoire familiale délirante. Divko, qui a fui son pays à cause de ses idées politiques et s’est exilé en Allemagne, revient dans son petit village bosniaque après vingt ans d’absence, et commence par exproprier femme et enfant pour s’installer dans sa demeure, avec une jeune poule aussi rutilante que sa bagnole. Tout en excès, quelque part entre les "affreux" de la comédie italienne et une bouffonnerie toute moliéresque, les personnages sont l’objet d’une satire à la fois acérée et tendre, redoublée d’un très joli marivaudage adultérin (l’amour naissant entre Martin et Azra, respectivement le fils et la jeune fiancée de Divko). Le trait est généreux, c’est-à-dire pas toujours très fin, mais fait souvent mouche. L’étude de caractères de Cirkus Columbia s’élargit imperceptiblement en un portrait de génération, ou plutôt d’une double génération. Il y a d’abord les anciens, que l’on devine fatigués par les conflits (l’ex-maire communiste du village, angoissé et cocasse, ou encore la mère courage Lucija, interprétée par la belle Mira Furlan, qu’on a pu voir précédemment... dans la série Lost !), ou travaillés par la rancœur, au point de préparer une nouvelle bataille (le maire actuel, véreux et arriviste). Les plus jeunes, quant à eux, tentent de solder le passé et de se reconstruire sur ses ruines, formant des projets plein d’espoirs. La belle idée de la fréquence radio, que Martin essaie de diffuser le plus largement possible, figure ainsi un désir d’ouverture sur le monde qui fait défaut à ses aînés.
On le voit, Tanović n’a pas totalement abandonné sa manie du symbolique, des signes lourds de sens : le déchirement du peuple bosniaque en deux camps sera métaphorisé, par exemple, par le clash entre Martin et son meilleur ami, qui prendront des chemins opposés à la faveur de la guerre civile. Le brusque revirement final du papa odieux, qui reconnaît tous ses défauts et admet qu’avec l’argent, « on peut tout acheter, mais on ne peut pas tout avoir », fait aussi partie de ces petites lourdingueries dont Cirkus Columbia aurait pu se passer. Mais les sous-textes moraux et historiques ne gâchent pas une histoire de famille qui, drôle et émouvante comme elle est, se suffit à elle-même : au contraire, ils redoublent sa force en lui conférant un caractère tragique poignant - car, on le sait déjà, toutes ces chamailleries d’une agréable inconséquence seront bientôt balayées par l’Histoire. Les décors de la campagne balkanique, magnifiés par la photographie lumineuse de Walther van den Ende, renforcent ce sentiment d’un paradis presque perdu. Cirkus Columbia, diffuse ainsi une mélancolique secrète, sur le fil entre gravité et légèreté ; un équilibre parfaitement résumé par sa superbe fin ouverte, à laquelle on peut coller plusieurs interprétations possibles (est-elle rêvée ? réelle ?). La beau plan final réunit, en un seul panoramique, les deux extrêmes du film : la douceur d’une parenthèse enchantée, et l’horreur d’un massacre à ses portes. De facture plutôt mineure, le dernier Tanović ne restera pas dans les mémoires comme un film définitif sur les ravages de la guerre, apte à constituer une référence du genre ; cela dit, c’est une jolie petite bulle, pleine d’une profondeur cachée, qui fait naître en nous une émotion gracile et précieuse. Le cinéaste bosniaque n’a pas dit son dernier mot.
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