Pour éviter que sa fille ne subisse à son tour la souffrance de la servitude, Seth, une esclave noire évadée de sa plantation, a préféré égorger son propre enfant dix-huit ans auparavant. Or, dans l’œuvre de Toni Morrison, les personnages n’ont pas le droit au repos de la rédemption. Aussi Seth est-elle toujours hantée par cet acte de violence et d’amour. La maison dans laquelle elle vit avec sa belle-mère et ses enfants, puis seule avec Denver, sa dernière fille, est le théâtre des manifestations du fantôme. Jusqu’au jour où les souvenirs du passé se matérialisent : par le retour de Paul D d’abord, un ancien esclave de sa plantation dont l’errance est sans fin, mais surtout par l’irruption de Beloved. Cette belle mais maléfique jeune fille pourrait être la réincarnation de ce bébé sacrifié, offrant ainsi à sa mère un moyen d’exorciser son passé.

Mais les événements ne sauraient être si simples et si limpides sous la plume de Toni Morrison. Au-delà du roman poignant, Beloved est un récit à multiples facettes, singulier et puissant. Tel un blues déchirant ou un negro spirituals, ce chant est celui de la douleur, de la mémoire et de l’amour dans toute leur universalité. L’histoire de Seth n’est pas non plus sans évoquer la tragédie grecque, relayée dans le texte par une langue flamboyante. Rarement un livre n’a su faire se rencontrer avec une telle intensité la petite histoire et la grande. En mélangeant les genres, tantôt fantastique ou contemplatif, et en refusant toute linéarité temporelle, il offre une analyse de la construction de l’identité noire américaine, marquée à jamais du sceau de la violence et de l’aliénation mentale engendrée par l’esclavage.