L’antre de la folie
Le 2 mars 2016
Manifeste d’un cinéma flamand accessible à tous, conte moral hédoniste Belgica joue modestement sur beaucoup de tableaux. Trop, peut-être… N’en demeure pas moins pourtant un film d’une extrême fraîcheur.
- Réalisateur : Felix Van Groeningen
- Acteurs : Stef Aerts, Tom Vermeir , Charlotte Vandermeersch , Hélène De Vos
- Genre : Drame, Comédie dramatique
- Nationalité : Français, Belge
- Distributeur : Pyramide Distribution
- Durée : 2h07mn
- Date télé : 31 mars 2022 20:40
- Chaîne : OCS City
- Âge : Interdit aux moins de 12 ans
- Date de sortie : 2 mars 2016
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– Année de production : 2014
Résumé : Jo et Frank sont frères, et comme souvent dans les familles, ces deux-là sont très différents. Jo, célibataire et passionné de musique, vient d’ouvrir son propre bar à Gand, le Belgica. Frank, père de famille à la vie bien rangée et sans surprise, propose à Jo de le rejoindre pour l’aider à faire tourner son bar. Sous l’impulsion de ce duo de choc, le Belgica devient en quelques semaines le lieu de rendez-vous incontournable des gantois noctambules…
- © Thomas Dhanens
Critique : Felix Van Groeningen nous avait laissé transi dans une atmosphère à la fois cool et stylisée quoiqu’à la dramaturgie trop présente avec Alabama Monroe. Une expérience placée sous le signe du saisissement lacrymal dont le mérite était néanmoins de doser avec une extrême habileté, voire une certaine pudeur, les ressorts émotionnels. Trois ans auparavant, le Flamand osait avec La merditude des choses (2010) l’esquisse régressive d’un univers aviné, bigarré et poisseux, aussi troublant que drôle. Or, Belgica pourrait schématiquement se placer à mi-chemin entre ces deux pôles. Le bar Belgica, c’est son nom, catalyse en effet à la fois les attributs les plus triviaux de l’ivresse et la promesse d’une passion hors champ, érotique ou amoureuse. C’est à travers le prisme de cet espace chancelant, tiraillé entre la réalité moribonde du quotidien et une échappatoire aussi impérieuse que maudite, que Jo et Frank, deux frères que tout semble opposer, vont voir converger leurs destins. Élevés par un père brutal piégé par l’alcool, les deux hommes ont chacun développé à leur manière un tribut - besoin plus ou moins inconscient de rachat vis-à-vis de leur passé fangeux. Frank, l’aîné, s’est fixé comme ligne de conduite de ne jamais reproduire les travers de leur géniteur, tandis que Jo - borgne et plus fragile -, se sent redevable d’avoir été sans cesse protégé des moqueries de ses camarades par son frère. Ces deux êtres aux antipodes, l’un équilibré dans sa vie intime et fort comme un roc, l’autre inconstant et frêle, vont co-construire un macrocosme affranchi dont l’horizon tout entier se veut un moyen de repousser les possibles. Le Belgica, bar qui fait naturellement et par essence la part belle à la mixité sociale et la tolérance, émerge. S’il s’agit pour Frank d’une façon de se soustraire à une existence monotone, Jo y voit inéluctablement une manière d’exorciser l’exclusion dont il a souffert au cours de sa jeunesse. Son bar accueillera donc le genre humain dans toute sa multiplicité et sa disparité, ou ne sera pas. Bien décidé à ne pas trop céder à la mièvrerie, Groeningen met en scène cette arche de Noé comme une entité organique vénéneuse, objet d’un pacte implicite - sorte de contrat faustien qui ne dit pas son nom -, qui va entraîner la fratrie dans une spirale infernale libératrice.
- © Thomas Dhanens
Au-delà de sa bande originale impétueuse, menée tambour battant notamment par Soulwax, Belgica vaut pour son oraison à la marginalité et pour son inclination pour la fuite, sinon l’évasion. À ce titre, le film témoigne d’une exaltation frénétique pour ce sentiment d’utopie incomparable véhiculé par l’atmosphère de certains bars, à commencer par les établissements épargnés par la gentrification. Groeningen l’a bien saisi : le troquet ouvert à tous, embrumé par la cigarette, embué par la chaleur humaine et les vapeurs d’alcool, offre au badaud un interstice purificatoire où tout semble accessible. Un espace replié sur lui-même tel un monde parallèle invulnérable, préservé de la douleur du monde et des obligations sociales. Mais cet intervalle cathartique et ses rêves trop palpables - les rives du Styx ne sont-elles pas pavées de bonnes intentions ? - confinent à l’enfer, pour qui ne saurait plus quand la fête s’arrête. Submergés par les vertiges de l’ivresse et la douce illusion d’une liberté inconditionnelle, Frank et Jo courent après un hédonisme absolu bien que chimérique. Le petit bar de quartier se mue, dans une folie des grandeurs toute épicurienne, en un repaire libertaire où les groupes de musique montants alimentent la bacchanale. La morale, dans cette fugue jubilatoire, n’existe ni ne se pose. Reléguée au rang de simple contingent du monde réel, elle n’émerge qu’une fois franchie la porte de sortie - celle-là même au travers de laquelle filtre une lumière du jour aveuglante et sentencieuse, assurance d’un assujettissement que d’aucuns redoute. Abandon, enivrement quasi mystique, adultère, violences… désinvolture et inconscience prennent le pas sur les conventions en un mouvement incantatoire. Dans cette maison des plaisirs, verres de bière et musiques festives sont autant d’objets transitoires - tangibles ou non - perfusant la célèbre maxime horatienne. À l’instar de l’hôtel Overlook de Shining, le Belgica - dont les fondements eux-mêmes sont illégaux - exerce une force irrésistible sur ses hôtes. Et ses tenanciers, à commencer par Frank, se retrouvent aspirés dans une véritable descente aux enfers, pandémonium où les ténèbres du paternel refont implacablement surface. De cette boîte de Pandore s’insinuent la drogue, le mensonge et les traditionnelles embuches pécuniaires. Mais parce que Frank a contracté à son insu un pacte méphistophélique (contrats frauduleux, etc.), c’est lui qui voit son horizon la plus assombrie - à moins d’un deus ex machina salvateur...
- © Thomas Dhanens
Malgré toute la bonne volonté et la tendresse de Groeningen à dépeindre cet univers interstitiel et la ville de Gand en gros plan, le cinéaste se retrouve lui aussi rattrapé par ses démons. Avec d’un côté une tendance superflue au mélodrame - la vie de famille en perdition de Frank, les amourettes insatisfaites de Jo… - et de l’autre la mise en œuvre d’une esthétique un peu trop enjôleuse, Belgica ne trouve jamais vraiment son rythme. Les prestations de Stef Aerts et Tom Vermeir restent toutefois souvent savoureuses. Mais pour qui les récits d’initiation sans surprise et les cheminements scénaristiques trop classiques s’avèrent fastidieux, Belgica déçoit. Le film n’est certes pas mauvais, loin de là, et trouve bien sa place dans la généalogie du renouveau du cinéma flamand, dans le sillage des précédentes œuvres de Groeningen et de celles entre autres de Christophe Van Rompaey (Moscow Belgium, 2008). Pourtant, le fait de ne jamais tout à fait céder à l’abstraction et de s’en tenir à un réalisme un peu convenu - celui de la métaphore d’un manifeste du cinéma flamand contemporain délesté de toute sophistication - enferme Belgica et limite de facto son pouvoir. On se plaît à rêver une œuvre dotée d’une aura plus métaphysique qui se garderait du récit linéaire artificiel sans renier pour autant sa nature de film populaire mainstream, ouvert à chacun comme le bar éponyme. Sans doute sa caractéristique intrinsèque de conte moral précisément trop moraliste aura aussi eu raison de ses autres qualités. Comme s’il était question de rétablir la vérité de la locution Carpe Diem, entre pondération et raisonnement. Il n’empêche : Belgica vaut en dépit de ces quelques limites pour sa capacité à rassembler, et sa précision entomologique à capter le basculement impitoyable du bar de copains vers la forteresse embourgeoisée propice à l’ostracisation. Joli instantané nostalgique d’un monde révolu, récompensé à Sundance pour sa réalisation.
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