Rock’n roll Mad(rid) Men
Le 25 août 2019
Au-delà d’une incroyable reconstitution des années 60 et du destin d’un des premiers label rock espagnol, 45 tours est aussi une amère et brillante comédie dramatique sur fond de franquisme. Une pépite lancée trop discrètement par Netflix.
- Réalisateurs : David Pinillos - Gustavo Ron
- Acteurs : Israel Elejalde, Carlos Cuevas, Guiomar Puerta, Iván Marcos
- Nationalité : Espagnol
- Durée : 13 épisodes de 52 à 64 minutes
- VOD : NETFLIX
- Reprise: 16 août 2019
- Genre : Drame, Musique
- Date de sortie : 18 mars 2019
- Plus d'informations : 45 tours
Résumé : Madrid, années 1960. Le producteur de musique Guillermo Rojas lance un label rock ’n’ roll, aidé de Robert, un chanteur en devenir, et de sa brillante assistante Maribel.
Notre avis : Antena 3 serait-elle un filon de pépites pour Netflix ? Rappelons que le groupe espagnol Atresmedia/Antena 3 est à l’origine de Casa de papel, qui a explosé grâce à sa diffusion mondiale par Netflix. La plateforme s’empressant de mettre la main dessus, pour produire une suite attendue comme le messie, diffusée depuis le 21 juillet.
Est-ce que 45 tours aura le même destin que sa congénère ? On le souhaite ardemment, car en l’état l’affaire est mal barrée. Produite par Bambú Producciones pour Atresmedia et donc diffusée par Antena 3 en mars dernier, 45 revoluciones (titre original) a fait un flop noir : un démarrage pénible à 1,5 million de spectateurs, pour s’écrouler à 277.000 au dernier épisode. Pourquoi ? Mystère. On a une vague idée qui n’engage que la rédaction : malgré sa chute depuis 45 ans, est-ce que les cicatrices du régime de Franco sont bien refermées et le public ibérique a-t-il l’envie de se replonger dans cette période ?
Reprenons. 45 tours part d’un pitch a priori joyeux : Madrid, 1962. Un producteur convainc le boss de Golden, maison de disques qui fait dans la variété traditionnelle et autres flamencos, de créer un label rock, Futura, pour lancer Robert, un jeune qu’il a découvert dans un club. Sauf que, malgré un semblant d’assouplissement, avec, par exemple, l’ouverture du pays au tourisme, le franquisme tourne à plein tube (façon de parler) : les médias sont sous contrôle, tout artiste, du magicien de rue au joueur de castagnettes, est tenu d’avoir un permis d’exercer, délivré par un service à la botte du régime et chaque disque, avant enregistrement, doit être visé par la censure. Ça, c’est pour, disons, l’aspect « professionnel ». On ajoute en toile de fond, un dévouement fortement recommandé à la patrie et à son Général de guide, et une société ultra patriarcale, où la femme est priée de la mettre en veilleuse. Autant dire qu’avoir les cheveux longs et vouloir faire carrière dans le rock’n’roll, n’est pas vraiment la voie la plus « pertinente ».
- Copyright Netflix / Atresmedia Televisión
La série s’ouvre pourtant dans un Madrid joyeux et festif, où le rock commence à faire son trou. Le premier épisode donne ainsi le « la » d’une grammaire artistique de haute volée, qui inévitablement fait penser à Mad Men, avec une reconstitution du début des sixties ultra détaillée : fringues, mobiliers, pléthore d’accessoires, voitures, décors variés, et bien entendu personnages enchaînant clopes sur clopes, bières et alcools divers. La réalisation sublime le tout par un usage du split screen, qui peut sembler répétitif, mais devient un gimmick balisant chaque épisode, en repères temporels ou spatiaux. Une grande partie est filmée caméra épaule – ou tout du moins peu stabilisée – à coup de jump-cuts, cadres serrés sur les personnages, et longues focales pour des arrières plans ultra flous. Enfin l’étalonnage, autrement dit la tonalité des couleurs, finit d’achever cette « hyperréaliste » reconstitution.
Sauf que 45 tours n’est pas, et loin s’en faut, qu’un simple et brillant exercice artistique. Les premiers épisodes passés, qui installent dans une ambiance débridée une vingtaine de personnages clés, 45 tours s’avère bien plus complexe, via ses multiples intrigues et une écriture plus nourrie que les accords de base du rock’n’roll (*). Tellement nourrie que l’équipe des dialoguistes a dû finir la saison sur les rotules : ça n’arrête pas, à un débit parfois infernal (ça se passe à Madrid), justifiant ainsi plans serrés et caméra épaule. Au fil des épisodes, les situations et rebondissements s’enchaînent non stop, au rythme des concerts, fans hystériques, répétitions et séances studio. Mais la vraie richesse de la série se niche dans sa structure en deux couches qui s’entremêlent en permanence.
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La première couche, amusante et documentée, raconte le joyeux bazar, entre professionnalisme et système D, des secrets de fabrication de ces pionniers du rock espagnol : contrat conclu d’une simple poignée de mains, chansons écrites à la va-vite sur un coin de table, enregistrement d’album sur un simple deux ou quatre pistes, expédié en quelques heures, photos de promo shootées à l’arrache, usines pressant les vinyles, tournées à la bonne franquette… Bref, toute une époque sans studio numérique, Photoshop et réseaux sociaux, mais où l’on savait monter des embrouilles pour faire grimper les ventes d’un 45 tours, sans parler des coups fourrés entre maisons de disques pour se voler artistes, compositeurs et auteurs.
La seconde couche est plus sombre. Via les intrigues secondaires, mais indispensables au récit, 45 tours est aussi une amère comédie dramatique sur les années Franco. La série dresse ainsi le triste portrait de femmes soumises et dépendantes de leurs maris, ou d’homosexuels risquant bien plus qu’un passage à tabac par les flics ou la prison : un séjour en établissement « spécialisé » dont généralement on ne revenait pas. Auxquels s’ajoutent les mascarades et contorsions des uns et des autres, pour faire plaisir au Caudillo. Nous n’en dirons pas plus.
L’interprétation est excellente, à commencer par le trio principal : Guiomar Puerta dans la peau de Maribel, assistante en pleine émancipation, Iván Marcos en patron de label, sorte de Don Draper du rock, version madrilène à polo col roulé, éponge à scotch et vodka, au débit de mitraillette et n’en faisant qu’à sa tête ; enfin, Robert interprété par Carlos Cuevas, qui doit en faire chavirer plus d’une, outre Pyrénées. La majorité du casting est de haut vol, composé de personnalités connues du théâtre, du cinéma et de la télévision espagnols et, forcément, ça ne peut qu’être bon.
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Malgré un ou deux rebondissements trop faciles et un nœud dramatique annoncé dès le début, générant quelques scènes bien mélo, 45 tours est non seulement une réussite, mais une série bien transgressive. Si la reconstitution des sixties est d’une grande qualité, en revanche, côté musical, les créateurs ont été sacrément gonflés, puisqu’à notre Robert, ils lui font chanter, en 1963, du Queen et nous servent même du Lady Gaga ! Si sur Twitter ça hurle de-ci de-là, nous, on s’en fiche, au contraire on aime, car au-delà d’être habilement arrangés musicalement, ces « sacrilèges » sont justement l’essence même du rock’n’roll : la transgression, le mépris des codes. Et c’est précisément ce que fait 45 Tours, avec brio, tant par sa narration que sa signature artistique assumée.
On avoue être surpris par le « silence » de Netflix sur cette production. On dira que la plateforme devait être trop occupée par la sortie, le même jour, de la saison 2 de Mindhunter. Nous espérons que 45 tours trouvera son public et que le bouche à oreille fera son œuvre, afin qu’une suite voie le jour. Car bien que la série soit « bouclée » (comme d’ailleurs la première Casa de papel), elle laisse assez de portes ouvertes sur l’avenir de Futura et de son écurie d’artistes. Rock Forever !
PS : le site Antena 3 de la série (en espagnol) est ici.
(*) Inutile de préciser qu’à la rédaction, on adore le rock !
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AoIoA 26 janvier 2020
45 tours - la critique de la série
Vif, enjoué, dramatique, excellent
Gregor Isation 14 décembre 2020
45 tours - la critique de la série
Tout est dit dans la critique de la rédaction. Cette série est une totale réussite. C’est vraiment brillant, à tous points de vues. Le 1er problème qu’elle va rencontrer, si ce n’est déjà fait, est qu’elle s’adresse à un public hispanophone : par sa couleur locale, et surtout le débit de texte si élevé, que de la regarder en version sous-titrée doit tenir du marathon. Et j’imagine que les versions doublées doivent passer à la trappe toutes les particularités du castillan. Suite du problème, la série n’a pas accroché en Espagne ; ça ne m’étonne pas. Du dialogue en permanence, l’histoire avance par jets continus, ça ne s’arrête jamais, pas de pause : bref, trop d’attention permanente demandée à un public, pardon du préjugé, qui n’est peut-être pas forcément habitué voir intéressé par ce genre de production. Conclusion : un film s’adressant prioritairement au public espagnol mais ne présentant pas de réel intérêt pour lui dans la réalisation.
Le second problème, plus personnel, qui se pose : que vais-je bien pouvoir regarder après une telle merveille ? Je pense que je vais faire une pause Netflix, le temps de digérer tout l’alcool qu’ils s’enfilent au long des épisodes.
PS : je suis bilingue, né d’un père madrilène ;)