Le 30 juin 2024
- Scénariste : Deena Mohamed>
- Dessinateur : Deena Mohamed
- Genre : Fantastique, Chronique sociale
- Editeur : Steinkis
- Famille : Roman graphique
- Date de sortie : 6 juin 2024
« Shubeik Lubeik », littéralement « vos désirs sont des ordres », est la phrase que prononcent les génies de la lampe dans les contes arabes. Mais dans un monde où les vœux sont une marchandise comme les autres, les habitants du Caire doivent être attentifs à ce qu’ils désirent vraiment.
Résumé : Dans la métropole du Caire, comme dans le reste du monde, les vœux sont un bien marchand. Si leur usage est réglementé par l’État, ces vœux renforcent les inégalités sociales en Égypte. Ils sont répartis en différentes classes, en fonction de leur qualité : les vœux de troisième classe, bon marché mais de faible qualité, sont potentiellement dangereux et sont interdits dans plusieurs pays du monde. À l’inverse, les vœux de première classe sont très prisés et sont inaccessibles pour la majeure partie des habitants du Caire. C’est pourtant trois vœux de première classe que vend un modeste kiosquier du Caire, qui l’a lui-même hérité de son père, un homme pieux qui considère que les vœux sont incompatibles avec l’islam. Ces trois vœux relient le destin d’Aziza, une jeune femme des classes populaires bien malchanceuse, Nour, issue d’une famille aisée mais déprimée, et Shokry, le kiosquier qui a le cœur sur la main. Chacun doit s’interroger sur ce qu’ils désire vraiment…
Critique : Roman graphique ample (plus de 500 pages) déjà remarqué dans son pays d’origine puis dans l’espace anglophone (avec notamment une nomination au Eisner Awards), Shubeik Lubeik est l’œuvre d’une jeune autrice égyptienne, Deena Mohamed. Ce récit, très maîtrisé sur le plan narratif s’appuie sur des références culturelles égyptiennes sans toutefois paraître obscur à un lecteur international. Deena Mohamed s’émancipe également des codes graphiques traditionnels : si l’on sent une influence du comics américain dans la manière d’utiliser ce noir et blanc très contrasté, la dessinatrice joue parfois sur la calligraphie arabe pour matérialiser les vœux dans ce récit qui se lit de droite à gauche, respectant le sens de lecture des pays arabophone. Il en ressort un album brillant et d’une profonde originalité qui tend un miroir à son lecteur et à la société égyptienne.
- © Deena Mohamed / Steinkis pour la traduction française
Aziza achète l’un des trois vœux au kiosquier
Le postulat de départ de Shubeik Lubeik est simple : dans une société (ici égyptienne) rongée par les inégalités économiques, tout s’achète et tout se vend, y compris le désir des gens. Ces vœux sont extraits dans les pays en voie de développement par des entreprises issues des pays industrialisés – le récit nomme en particulier le Royaume-Unis – pour être revendus dans le monde entier à celles et ceux qui en ont les moyens. Les États légifèrent pour contrôler ce commerce et, comme le montre la première des trois parties du récit, pour le détourner à son profit. Car si un vœux se monnaye, il doit être cédé de façon volontaire par un individu : inutile, donc, de voler un vœux, mais il reste possible de contraindre quelqu’un de vous le céder. C’est notamment ce que tente d’imposer les autorités égyptiennes à Aziza, qui reste bien déterminée à utiliser elle-même son vœux. Les plus aisés ont tout loisir d’utiliser les vœux à leur guise pour rester en bonne santé, gemmer une imperfection, faire réussir leurs enfants ou leur entreprise, ou bien encore donner corps à d’étranges envies, comme les voisins de Nour qui ont un dinosaure dans leur jardin.
- © Deena Mohamed / Steinkis pour la traduction française
La matérialisation graphique du vœu lorsqu’il est ouvert
Ainsi, c’est par le prisme de la fable que Shubeik Lubeik devient politique, en montrant les inégalités économiques bien réelles en Égypte ainsi que la corruption et l’attitude prédatrice du gouvernement. Deena Mohamed, qui vit dans l’Égypte d’Al-Sissi, ne peut bien sûr pas brosser un portrait au vitriol du gouvernement de son pays, mais le lecteur attentif saura y lire les critiques d’un système. Deena Mohamed sait aussi rendre drôle son récit, en maniant le comique de répétition (cet âne doté de parole), le comique de caractère (la grand-mère du kiosque, qui joue in fine un rôle clé dans le récit) et le comique de situation.
- © Deena Mohamed / Steinkis pour la traduction française
Deena Mohamed représente graphiquement l’état émotionnel de son personnage à travers un graphique, un procédé répété à plusieurs reprises dans cette partie du récit, qui s’avère d’une grande efficacité
Sur le plan graphique, Shubeik Lubeik est d’une grande lisibilité. Deena Mohamed mise uniquement sur le contraste du noir et blanc, et n’utilise pas de trame et de nuances de gris. Sur ce point, Shubeik Lubeik rappelle le Persépolis de Satrapi. Deena Mohamed s’arrête tout particulièrement sur les visages ronds, dotés d’une grande expressivité, de ses personnages, dont elle parvient à peindre les émotions grâce à différentes astuces graphiques, comme ces courbes qui matérialisent l’émotion de Nour ou l’arrêt sur image qui arrête le lecteur sur un moment. Les décors urbains sont soignés, tout comme les intérieurs.
Fable politique d’une grande maîtrise narrative et graphique, Shubeik Lubeik est une des très belles surprises de cette année, en provenance d’Égypte. Une pépite lire absolument.
527 pages – 35 €
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