Pierre et le loup - La critique

Critique : En réalisant une version animée de Pierre et le loup, Suzie Templeton a fait le choix de se défaire du texte original accompagnant l’ensemble musical de Sergueï Prokofiev. Elle a bien fait : la mélodie, la poésie et la sensibilité de l’œuvre du compositeur russe passent entièrement par l’image, sans redondance, avec une finesse et une légèreté incomparables. Filmé dans la tradition des premiers films muets, le moyen-métrage prend corps par la féérie et la beauté de l’intrigue et des personnages, rendant caduque l’usage de la parole.

Suzie Templeton ne se contente pas de transposer à l’écran une œuvre musicale : elle va bien plus loin et en propose une vision personnelle, ne trahissant jamais - bien au contraire - l’esprit de Prokofiev. Alors que l’œuvre originale passe outre la contextualisation géographique et temporelle de l’histoire, la cinéaste a choisi de laisser deviner que Pierre et son grand-père vivent en URSS, probablement dans les années soixante. En situant clairement l’action en Russie et cela avant le 24 décembre 1991, la réalisatrice situe le récit dans une époque totalitaire que Prokofiev a connue. Par ce procédé-même, elle reste fidèle à l’idée initiale et rend hommage à son auteur.

Par ailleurs, Suzie Templeton a choisi de créer une séparation bien nette entre les deux univers qui caractérisent l’atmosphère de Pierre et le loup : la maison du grand-père et la forêt. Si le premier lieu est empli du silence que seuls les bruits de pas et les grognements du grand-père viennent perturber, le second exulte par la musique. Dès lors que Pierre désobéit et traverse la barrière, les notes de Prokofiev se font entendre. On peut trouver là l’esprit de Lewis Carroll, dans son ouvrage De l’autre côté du miroir... et ce qu’Alice y trouva. C’est l’attirance mêlée de crainte qui pousse la petite fille à pénétrer derrière le miroir brumeux. L’exaltation est première mais, rapidement engagée dans une gigantesque partie d’échecs, Alice est confrontée à la réalité de ce monde imaginaire. Pierre n’est autre qu’Alice, attiré par ce qu’il ne connaît pas et découvre, à ses dépens, les dangers du monde extérieur.
L’intelligence de la cinéaste est de placer la musique là où le danger existe et non dans l’univers protégé de la maison (qui n’est d’ailleurs pas présent dans l’œuvre de Prokofiev, ce qui explique encore d’avantage l’absence de musique en ces lieux). Les personnages qui sont présents dès le début du récit ne prennent corps que lorsqu’ils entrent dans les bois. Reconnaissables grâce à l’instrument qui leur est attribué (le hautbois pour le canard, le basson pour le grand-père, la flûte pour l’oiseau...), les héros de cette aventure sont tout simplement magnifiés par leur caractérisation précise, uniquement à l’extérieur du monde commun : ils se révèlent dans l’espace défini de la liberté que représente la forêt. L’animation, superbement travaillée (on peut distinguer jusqu’aux mouvements des cheveux de Pierre et les poils du pelage du loup !), rend l’ensemble visuellement attractif et montre les hommes comme les animaux porteurs d’une personnalité déterminée et émouvante.
Oscar du meilleur court-métrage, grand prix et prix du public du Festival d’Annecy en 2006, Pierre et le loup version animée est une œuvre que l’on n’oublie pas et que l’on peut indéniablement revoir sans ennui, tout en restant admiratif du talent de Suzie Templeton.