Le 12 juillet 2021
Récemment rachetées par Dupuis (Média-Participations), les Éditions Vega ont eu l’excellente idée de traduire un manga qui nous emmène à la découverte du saké. Si les mangas sur le vin sont bien connus du public francophone avec le succès (mérité) des Gouttes de Dieu, Natsuko no sake explore un art traditionnel japonais confronté à la modernité à travers un récit bien construit aux personnages attachants. Si cette série née à la fin des années 1980 porte certains stigmates de son époque, en particulier dans son graphisme, les thèmes qu’elle aborde résonnent pleinement avec notre actualité. Portrait d’un manga qui devrait séduire aussi bien les amateurs de culture japonaise que les amoureux du saké, ou plus généralement les buveurs curieux de vins ou de spiritueux.
Une brasserie traditionnelle dans un Japon moderne
En 1988, le dessinateur Akira Oze débute une série centrée sur l’univers du saké, dont la production et la consommation répondent à des codes et figurent parmi les éléments importants de la culture traditionnelle japonaise. Akira Oze prend le parti de mettre en scène une brasserie familiale traditionnelle, baptisée Saeki, qui fait face aux transformations économiques du secteur avec l’affirmation de grandes firmes, et des habitudes de consommation d’un public de plus en plus urbain et ignorants des méthodes traditionnelles de production de ce breuvage. Héroïne de l’histoire, la jeune Natsuko est la fille du propriétaire de la brasserie familiale Saeki. Elle a quitté le cocon familial et la brasserie pour devenir publicitaire à Tokyo. Mais peu épanouie dans la capitale, elle décide de revenir vivre dans la campagne pour reprendre en main la brasserie familiale après la mort tragique de son frère, décédé précocement d’un cancer. Par ce choix, Natsuko vise à honorer la mémoire de son défunt frère en poursuivant son objectif : cultiver et brasser un saké à partir d’un « riz légendaire », le tatsu-nishiki, dont la culture a été abandonnée après-guerre lorsque la mécanisation de la production et le développement des engrais se sont généralisés dans les rizières japonaises. Fervente défenseuse d’une production de qualité supérieure et respectueuse du produit d’origine, Natsuko Saeki doit rapidement faire face au conservatisme de certains agriculteurs et à la concurrence de brasseurs qui adhèrent au modèle dominant de la grande entreprise.
- © Akira Oze / Kodansha Ltd
Le lancement de cette série dans le Japon de la fin des années 1980 n’a rien de fortuit. La forte croissance économique du pays dans les années 1970 et 1980 a provoqué des transformations sociales majeures et un développement urbain inédit. La culture traditionnelle japonaise semble se diluer dans les mégapoles, qui diffusent l’image d’une grande puissance économique à l’international. Dans la postface qu’il signe pour l’édition française du manga en 2019, Akira Oze signale ainsi – en forçant quelque peu le trait – que « la culture japonaise traditionnelle est un monde paradoxalement nouveau, inexploré, un univers que l’on ignore, tout en croyant le connaître ». Natsuko no sake naît ainsi d’une volonté de faire redécouvrir aux Japonais eux-mêmes une partie de leur culture, par l’entremise d’un récit centré sur une brasserie artisanale au mode de fonctionnement traditionnel. L’attrait d’Akira Oze pour la culture traditionnelle de son pays se retrouve également dans Le disciple de Doraku (paru en France chez Isan Manga), centré sur l’art du rakugo, spectacle littéraire japonais né au XVIIe siècle.
- © Akira Oze / Kodansha Ltd
Cette tension entre tradition artisanale et modernité économique se retrouve dans Natsuko no sake. La production artisanale traditionnelle de saké est confrontée au phénomène de concentration d’entreprises de production et de distribution qui marginalise les petits producteurs et standardise les goûts. Natsuko Saeki s’oppose à cette standardisation et cherche à séduire le consommateur par une stratégie de montée en gamme. Une stratégie de valorisation du produit aujourd’hui assez commune, mais qui apparaissait audacieuse dans les années 1980.
Une initiation à l’univers du saké
Natsuko no sake est le fruit des multiples visites d’Akira Oze dans les brasseries afin de se familiariser avec ce qui constitue un véritable univers, avec ses codes et ses traditions. La brasserie Saeki apparaît comme un idéal-type de la brasserie artisanale. La kura – lieu de brassage et de vie des artisans du saké – est un espace hiérarchisé où les hommes vivent en communauté pour produire le breuvage dans une brasserie artisanale. Le brassage du saké est une activité périodique et exigeante : les hommes brassent essentiellement l’hiver et se séparent l’été pour retourner au sein de leur famille. Bras droit du propriétaire de la brasserie, le toji dirige la kura et son savoir-faire est le garant de la qualité du saké.
L’apprentissage de l’héritière Natsuko Saeki est un prétexte pour Akira Oze pour expliquer de façon pédagogique, mais sans lourdeur, le vocabulaire du saké ainsi que les multiples étapes de la fabrication du breuvage, de la sélection du riz à la fermentation. Ces parties pédagogiques constituent l’un des principaux atouts du manga. Les décors s’arrêtent volontiers sur l’intérieur de la brasserie et sur les gestes des artisans. Natsuko no sake montre très bien que la fabrication du saké est un art délicat et que les rites associés à cette production contribue à la vie des campagnes japonaises, un espace rarement mis en scène dans les mangas. Comme dans les Gouttes de Dieu, les chapitres dédiés à la dégustation permettent au lecteur de distinguer les types de saké selon leur mode de production. Le lecteur se familiarise progressivement avec ce vocabulaire qui nous est a priori étranger, alors que le saké connaît un succès croissant en France.
- © Akira Oze / Kodansha Ltd
Natsuko no sake s’arrête également longuement sur la culture du riz, au cœur de la fabrication du saké. Le riz est d’ailleurs au cœur de l’intrigue, puisque la jeune Natsuko ambitionne de cultiver un riz oublié et capricieux qui est toutefois susceptible de générer un saké d’une exceptionnelle qualité. Cet intérêt pour la riziculture est une façon pour Akira Oze de développer, à travers le personnage de Natsuko, un plaidoyer est faveur d’une agriculture biologique.
Place des femmes dans un milieu masculin, agriculture biologique… Des problématiques très contemporaines
Dessiné il y a 30 ans, Natsuko no sake entre pourtant en résonance avec des thèmes contemporains, ce qui redouble l’intérêt de la lecture. Akira Ose confronte dans son récit agriculture conventionnelle et agriculture biologique, chaque camp étant représenté par des personnages-archétypes. Le dessinateur questionne les méfaits de l’agriculture intensive, en particulier l’épandage aérien de pesticides dont il montre les conséquences néfastes sur l’environnement et les habitants, notamment les plus jeunes. À l’heure des débats sur l’interdiction du glyphosate en France, le conflit entre santé publique et agriculture intensive soutenue par les industriels apparaît comme un enjeu majeur, très bien mis en évidence dans le manga.
- © Akira Oze / Kodansha Ltd
Akira Ose a également choisi de mettre en scène une femme dans un milieu du saké très masculin. L’occasion pour le dessinateur de questionner le sexisme dans les traditions japonaises, où l’on pense que la présence d’une femme dans une kura altère le goût du saké. Le choix d’une héroïne au caractère bien trempé – bien que parfois un peu candide – et formidable buveuse s’avère un pari narratif réussi, qui permet à l’auteur d’interroger de façon discrète les rapports de genre. Un thème toujours d’actualité puisque en France, les femmes sont encore sous-représentées dans le milieu du vin ou du spiritueux.
Manga d’initiation au saké qui brasse des thèmes toujours d’actualité, Natsuko no sake s’avère une excellente porte d’entrée pour comprendre la culture traditionnelle japonaise. Une série qui mérite sa place dans la bibliothèque des amateurs de breuvages et amateurs du Japon.
Le quatrième volume de la série, qui en comptera 6, sort en juillet 2021.
4 tomes parus – Série prévue en 6 volumes
11 € par tome
Galerie Photos
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