Le 28 septembre 2016
- Réalisateur : Leos Carax
- Acteurs : Michel Piccoli, Denis Lavant, Juliette Binoche
- Reprise: 28 septembre 2016
- Date de sortie : 26 novembre 1986
Mauvais Sang revient pour ses trente ans dans une version restaurée de toute beauté, comme pour mieux clamer à nouveau sa maestria. Chef d’œuvre intemporel.
Si Mauvais Sang, de manière encore plus tangible avec sa version restaurée de 2016, traverse les décennies avec une telle aisance, c’est parce que pas un de ses plans n’oublient l’inventivité permanente des pionniers du muet, osent se remettre en question à chaque instant. Quelque part entre les fulgurances de Murnau, les premiers films de Hitchcock ou de Griffith et Chaplin - on notera un joli hommage à Limelight dans la réminiscence d’Alex enfant - Leos Carax tisse une œuvre postmoderne d’une densité ahurissante. Où chaque prise de vue possède le poids de l’histoire, ressuscite l’art des géants comme pour empêcher qu’ils ne soient oubliés à jamais - en cela, une magie semble opérer. À cela s’ajoute un sérieux penchant pour la littérature : outre le titre "Mauvais Sang" emprunté au poème de Rimbaud dans "Une Saison en Enfer", les monologues s’en remettent pour beaucoup à Louis Ferdinand Céline - dont une rue fictive porte même le nom à l’écran - et à Lautréamont. Tout le dispositif de Mauvais Sang semble d’ailleurs conçu par et pour ces fameuses tirades d’une profondeur inouïe. "La nuit dernière, j’étais avec Lise dans un pays étranger. Étrange, au milieu d’un grand dortoir très obscur, avec des centaines de lits, et un corps dans chaque lit. On avançait lentement. Souvent, nos genoux cognaient contre des sommiers. Je t’ai vue assoupie dans un lit. Je me suis allongé à côté de toi. T’as eu l’air surpris, mais quand t’as vu que Lise debout nous regardait, t’es devenue très douce avec moi. Ta poitrine a gonflé dans ma main. Les lèvres de ton ventre ont aspiré mon engin. Nos visages se touchaient presque, on se voyaient que les yeux. Les lèvres de ton visage se sont approchées de mon oreille et elles ont chuchoté : si tu vois apparaître une petite lune jaune dans chacun de mes yeux, c’est que je vais jouir. J’ai fixé tes yeux. Au bout d’un court moment, j’ai vu apparaître deux petites lunes jaunes. Et je me suis réveillé." De tels instants d’apesanteur, captée par une caméra doucereuse embrassant les corps de Denis Lavant et Juliette Binoche avec un amour inconditionnel, sont bien rares au cinéma. Pas un hasard si le film de Carax a suscité des vocations chez Wong Kar Waï et Harmony Korine.
Mais si l’on évoque souvent les Hans Meyer - acteur notamment chez Jean-Luc Godard - et autres Serge Reggiani en parlant des guest stars de Mauvais Sang, l’on omet trop souvent Hugo Pratt, le célèbre auteur de bande dessinée papa de Corto Maltese. Par deux aspects, la présence de l’Italien vaut comme programme ici : d’une part parce qu’elle participe de la dimension de relique du film, d’autre part parce que le noir et blanc du dessin du maestro et son amour pour les introspections trouvent un bel écho ici. Car tout dans Mauvais Sang émerge du noir. La remarque peut sembler trop évidente puisque tout doit évidemment échapper à l’obscurité pour apparaître, sous l’effet de la lumière (artificielle, naturelle…). Mais le film de Carax rend tangible cette sensation, perpétue même à la lumière du jour ce sentiment d’une obscurité qui à chaque instant emporterait tout avec elle. Comme chez Hugo Pratt et plus tard avec un désir d’autant plus prégnant avec des dessinateurs tels que Charles Burns, les personnages affrontent le noir pour exister. Le fait que Mauvais Sang soit entièrement tourné ou presque en studio accentue évidemment cette impression - ce qui est bel et bien voulu. La poésie de Leos Carax - dans les mots, dans les gestes, dans les formes et les couleurs - repose sur une alliage infiniment complexe et aux strates innombrables.
Alors que beaucoup de critiques semblent toujours vouloir classer Leos Carax du côté de la Nouvelle Vague et plus particulièrement de Jean-Luc Godard, toute sa mise en scène repose sur un dispositif factice. Plutôt que d’extorquer à un décor réel des instants de vérité, le cinéaste opte pour un décor conçu de toute pièce afin de faire poindre les émotions les plus véritables. Cette dynamique n’est pas sans rappeler celle de Francis Coppola dans Coup de Cœur, ou celle plus manifeste de Jean-Jacques Beineix dans La Lune dans le Caniveau. Il serait dommage de ne pas découvrir ou redécouvrir ce joyau du septième art.
Galerie photos
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.