Mange, ceci est mon corps

Mange, ceci est mon corps est un OFNI (Objet Filmique Non Identifié), un voyage rythmique et hallucinatoire à travers la mémoire postcoloniale d’Haïti.

L’argument : Haïti, île noire, solitaire, abandonnée à sa pauvreté et à sa misère. Madame, une femme blanche, vit dans ses fantasmes coloniaux où elle enseigne et nourrit les masses damnées de la terre. Sous les regards de sa vieille mère agonisante, elle est attirée par son jeune serviteur noir, Patrick, dans un tourbillon de sensualité qui va la conduire de sa montagne natale jusqu’aux bas-fonds des bidonvilles.

Notre avis : Le corps, c’est celui d’Haïti, sur lequel s’est repait l’homme blanc. Mais c’est aussi et surtout celui de Madame (Sylvie Testud, impressionnante d’intériorité) et de sa mère, recluses dans leur maison de maître. Vivant dans leurs fantasmes coloniaux, les deux femmes se considèrent ainsi missionnées pour nourrir la population locale, la première par principe humanitaire, la seconde au nom d’un lien maternel proche du cannibalisme.
Sur la forme, Mange, ceci est mon corps est un film de sensations visuelles et sonores dépouillé de dialogues, doucement mais sûrement hypnotique et assurément intriguant. La transe des corps, la répétition quasi incantatoire d’un simple « merci », tout concourt à faire de ce métrage une expérience avant tout sensorielle où il fait bon se laisser emporter par un déferlement d’images et de sons alternant avec un profond silence et le ralenti des corps en mouvement.
Sur le fond, le maître mot est ici le mixage : de l’eau et du feu, de la musique certes, mais avant tout du blanc et du noir. Les enfants noirs en costume noirs autour d’un gâteau à la crème blanc sur une nappe blanche, la vieille femme blanche vêtue de blanc dans une chambre entièrement blanche, les touches du piano sur lequel s’exercent les occupants de la maison... Le mixage est ici poussé à son paroxysme avec l’apparition de l’albinos, le double de Patrick, le serviteur noir.
À l’image du changement d’état des éléments naturels et surtout de l’eau qui emplit tout l’espace, sous le calme apparent induit par la rigidité du cérémonial bourgeois, Quay met en scène le bouillonnement des rapports humains, sans cesse transgressés. Transgression sexuelle entre Patrick et les deux femmes, d’autorité de la part des enfants, jusqu’au simulacre de mort final.
Sans jamais lever tout à fait le voile, Mange, ceci est mon corps fait appel à notre monde intérieur pour donner notre interprétation d’un film quasiment expérimental. Un peu comme dans un rêve éveillé.

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