Les yeux fermés - Héloïse Martin, Baptiste Magontier, Valentine de Lussy - la chronique BD

Critique : Comment une histoire aussi bien dessinée, sans aucune case de violence, sans aucun sous-entendu graphique, peut-elle se révéler aussi percutante ? La réponse se trouve en ouvrant les yeux sur cet album, récit entre fiction et émotion d’Héloïse Martin, sur l’inceste, ce fléau intime qui, sur une échelle de plusieurs générations, bouleverse bien plus les familles que n’importe quelle guerre ou menace économique. Alors il est vrai que la culture commence désormais, depuis Christine Angot, a soulever péniblement le voile. Les yeux fermés n’a rien d’une entreprise de « peeping tom » : il ne s’agit pas d’un regard malsain, sur l’acte, mais bien une réflexion sur le silence qui l’entoure et, pire encore, qui le suit. Car dans cette histoire, un jugement a été rendu, une sentence exécutée (si dérisoire, si risible, si... injuste) et un crime admis, mais ce crime est finalement rangé dans cette armoire familiale des souvenirs embarrassants, dont on ne parle pas. Or l’héroïne a besoin, voudrait en parler, et surtout ne pas se rappeler ce drame, ce traumatisme en contemplant l’auteur en face, comme si de rien n’était, entourée d’une famille qui préfère se taire, qui l’intime de se taire, qui se complait dans l’omission.

© Dupuis / De Lussy

Encore une fois, du dessin, rien ne transparaît de la cruauté d’un tel acte, d’un telle blessure. Les visages se crispent mais l’ensemble rend compte d’un bonheur, certes de façade, mais d’une certaine idée du bonheur tout de même : maison rustique mais accueillante, grandes tablées, nature riante... Tout semble réuni pour créer un cadre charmant, ce que les couleurs tendent à confirmer. Attention, la palette graphique ne va pas pour autant se fissurer : dans la vraie vie, le paysage ne devient pas réellement état d’âme, et l’arrivée du violeur ne rompt pas les tons de la maison familiale, c’est seulement le sourire qui s’effrite, pour l’héroïne, qui ne comprend pas celui qui se fige sur le visage de ses grands-parents, de sa mère, préoccupée par son nouveau compagnon... De fait, seule la cousine, distante voire grimaçante depuis le début, semblait en contraste avec le reste des dessins, mais sa colère, toute dirigée vers l’autre victime, est d’autant plus incompréhensible qu’elle est très humaine.

© Dupuis / De Lussy

Roman graphique plein de courage, Les yeux fermés est un moyen d’aborder l’inceste au cœur de la famille sans passer par des torrents de boue ou d’images malsaines, puisque c’est le ressenti et la gêne qui passent dans un décor tranquille.