Le 9 décembre 2018
- Réalisateur : Guillaume Nicloux
Précédé d’une belle réputation, Les Confins du monde de Guillaume Nicloux est sorti le 5 décembre au cinéma. Entretien avec le cinéaste qui évoque ses méthode de travail, sa collaboration avec Gérard Depardieu et son projet futur.
aVoir-aLire : Les confins du monde prend pour cadre l’Indochine de la fin de la Seconde Guerre mondiale, avez-vous rencontré beaucoup de difficultés lors de la préparation et du tournage pour monter cette reconstitution à l’autre bout du monde ?
Alors ce fut en effet assez… en fait, la fabrication même du scénario a pris un certain temps. Il y a deux familles de films, souvent, chez moi. Ceux qui s’écrivent d’une façon très limpide, sans interruption, d’une traite en quelque sorte…, et les autres qui ont besoin de beaucoup plus de temps, pour trouver leur noyau dur. Ils ont besoin d’être nourris parfois par d’autres films et donc ils évoluent par strates successives. Celui-ci en fait partie. Concernant les repérages qui ont démarré plusieurs années avant le tournage, je me suis d’abord intéressé au Cambodge, parce qu’à l’époque il n’y avait pas de tournage autorisé au Vietnam. Puis, on a eu la possibilité, finalement, d’aller faire des repérages, notamment dans le nord du Vietnam, dans les décors où se situe l’action, et à partir de là les choses se sont un peu accélérées parce que j’ai pu avoir accès à des décors et rencontrer des gens qui m’ont permis d’avoir une infrastructure dans le pays. Et puis la rencontre avec Gérard Depardieu a beaucoup modifié le film. Ce personnage n’existait pas avant, et en rentrant de Valley of love, nous devions rentrer en préparation de film, et j’ai demandé à Sylvie Pialat d’attendre encore que je puisse réécrire le film en ajoutant ce personnage qui a évidemment nourri les rapports avec le personnage de Gaspard Ulliel.
aVoir-aLire : Vous vous séparez pour ce film de votre directeur de la photographie habituel, Christophe Offenstein, pour travailler avec David Ungaro. Vous fallait-il un regard neuf pour filmer cette jungle brumeuse et ce parcours intérieur ?
En fait, je ne me sépare jamais totalement ces chefs opérateurs, ce sont souvent des concours de circonstances qui font que, les films étant parfois reportés, prenant plus de temps, les disponibilités de chacun évoluent , et je suis souvent partagé entre Christophe Offenstein, Yves Cape et maintenant David Ungaro qui a fait partie de l’aventure et avec lequel je serais enchanté de retravailler. Mais pour le prochain, c’est avec Christophe Offenstein que l’on prépare le film actuellement.
aVoir-aLire : Vous faites à nouveau le choix de la pellicule 35mm. Je me souviens d’une interview de James Gray, pour la sortie de Lost City of Z, qui expliquait toute la difficulté de tourner dans la jungle sans pouvoir vérifier. Vous en retirez la même expérience ?
Non. D’abord je ne visionne pas les rushs donc pour moi ce n’est pas un problème de ne pas pouvoir les regarder. Je me préserve, d’ailleurs, de les regarder, pour une raison très simple c’est que cette impression de filmer ce que nous sommes en train de faire me suffit et me conforte dans la direction que l’on a à prendre pour la suite. Et puis, le 35mm, finalement, représentait un risque beaucoup plus faible que de tourner en numérique, parce que l’électronique était beaucoup plus sensible aux températures et à l’humidité. En dehors du fait que, tourner en pellicule, installe une autre temporalité qui me convient aussi. J’ai dû tourner une douzaine de longs métrages en pellicule ; je n’exclus pas du tout le numérique, mon prochain film va être tourné en numérique, mais ça a toujours été pour des raisons pratiques. Comme L’Enlèvement de Michel Houellebecq, mon prochain film C’est extra va être tourné à plusieurs caméras. C’est donc une façon à la fois d’être plus léger, plus autonome, et puis sur le plan technique c’est beaucoup plus simple aussi, vu que je tourne quasiment en continuité tout le temps, et quasiment huit heures par jour.
aVoir-aLire : Nouveau venu dans votre filmographie, vous offrez à Gaspard Ulliel le rôle d’un personnage assez dur, tout de colère rentrée et animé par la vengeance. Son personnage naît littéralement d’un charnier. Et pourtant, il doit laisser rentrer en lui suffisamment de lumière pour que l’on croie à son désir amoureux. À l’arrivée, il est impressionnant. Comment avez-vous travaillé avec lui le rôle, qui n’est certes pas tout à fait un contre emploi dans sa filmographie, mais qui se détache quand même ?
Eh bien ça a été une rencontre en fait. C’est un peu ce qui pour moi est déterminant, c’est le désir, le désir lorsque je rencontre la personne, en qui vous fantasmez toutes les zones d’ombre et le fait de proposer à une personne d’endosser un personnage, donc ce que vous allez projeter à l’intérieur et surtout cette acceptation d’être dépossédé de ce que vous avez, pendant un moment, imaginé, fantasmé, et qu’il y ait cette passation dans le regard d’un autre. Et il s’est passé ce que je recherche à chaque fois que je propose un rôle à quelqu’un, c’est que le désir soit le premier facteur de décision et d’adhésion. Comme je ne fais pas de répétition, que je ne fais pas passer de casting et que je ne fais pas de lecture ; il est indispensable que je ressente, au moment où je rencontre la personne, un désir, qui est assez mystérieux puisque c’est par toutes ces zones d’ombre et de mystère que la magie doit s’opérer.
aVoir-aLire : On peut trouver quelques correspondances avec vos deux films précédents. Ainsi, le film semble être une boucle habitée par la mort et les fantômes, comme The end, et de Valley of love on retrouve une quête existentielle, à l’autre bout du monde, déclenchée par la mort d’un proche. Est-ce consciemment que vous poursuivez dans votre filmographie une période travaillée par le deuil et le questionnement métaphysique ?
Alors, ça, ce sont évidemment des choses que j’ai remarquées au fur et à mesure des discussions que l’on peut avoir avec les spectateurs, les journalistes, les critiques et lors des interviews. On se retourne et l’on s’aperçoit effectivement que les thèmes récurrents sont là, que les films se répondent et que les personnages ressuscitent film après film, avec parfois des modifications radicales. On peut en effet imaginer que le personnage interprété par Gérard Depardieu a une certaine correspondance avec celui interprété dans Valley of love et dans The end parce que le deuil est présent et il y a une forme d’apaisement le concernant – je parle du personnage de Saintonge joué par Depardieu – et l’on peut également imaginer que Gaspard Ulliel est une sorte de fils ressuscité qui serait celui perdu dans la vallée de la mort et que ce personnage agit un peu comme un père de substitution pour Ulliel, avec la possibilité que ce soit cet homme qui s’occupe de son propre fils qu’il aurait pu avoir avec le personnage féminin… donc oui il y a des correspondances, et la façon dont les liens se tissent m’intéressent toujours, parce que ce sont des choix totalement inconscients, il n’y a rien de prémédité, et c’est peut-être pour ça qu’ils existent, dans ce parcours souterrain qui n’apparaît pas au premier coup d’œil dans les films mais dans lesquels, en effet, il y a des mises en abyme que l’on peut découvrir si on gratte un peu.
aVoir-aLire : Puisque nous parlions de correspondances, impossible de ne pas évoquer le retour de Gérard Depardieu, figure centrale de Valley of love et The end. Chaque fois, vous faites plus que le faire incarner un personnage de fiction, vous mettez en scène l’homme lui-même. Dans Les confins du monde, il semble à nouveau déborder le cadre de son personnage en transmettant à Robert Tassen les Confessions de Saint Augustin. Gérard Depardieu est un grand lecteur de Saint Augustin dont il a plusieurs fois lu les confessions en public. Est-ce que cette idée du film vient de lui ?
On va dire que c’est peut-être une sorte de prolongement qui est lié aussi à la dimension mystique de La religieuse et que la rencontre avec Gérard a aussi pointé, un moment donné, l’intérêt mutuel que l’on avait pour certains écrits. Et c’est vrai que Saint Augustin est revenu assez fréquemment et que d’une certaine façon j’essaie toujours d’emporter un peu de la personne dans le personnage et que les interactions soient… que la limite, que la frontière soit toujours poreuse entre ce que l’on est dans la vie et ce que l’on interprète. Donc finalement on ne sait plus vraiment, comme dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, si le personnage est plus vrai que nature ou si c’est l’inverse… Il y avait une autre question dans la question ?
aVoir-aLire : Non non c’était ça, si l’idée des Confessions venait de lui mais en fait c’était une idée partagée…
Oui… je ne lui ai jamais demandé, c’est cet intérêt que l’on a pour certains écrits et ça peut apparaître comme un clin d’œil mais c’est un peu plus que ça dans la mesure où c’est un personnage assez spectral et mystérieux, parce que sous son apparence d’écrivain, que l’on découvre assez tardivement, il agit comme quelqu’un qui essaie de révéler à Gaspard une dimension plus humaniste et surtout qui essaie de l’ouvrir à une autre vision de l’occupant/occupé. Il serait un peu puéril et inutile aujourd’hui de dire que le film est anticolonialiste, parce qu’il l’est par évidence, mais ce qui me semble moi plus intéressant c’était d’appuyer l’idée que, finalement, la quête pour ce qu’il y a de plus juste et de plus beau, c’est à dire l’indépendance et la liberté, n’exclut pas les actes les plus douloureux et les plus affreux et que l’on ne gagne pas une guerre en se lançant des roses, même si c’est pour ce qu’il y a de plus noble et de plus respectable, c’est à dire la liberté. J’ai choisi de le montrer à travers ce prisme là et le point de vue de Gaspard : même les plus belles causes et les plus indiscutables passent par des actes violents et des actes de terreur mais, je dirais, heureusement, parce que sinon la résistance française ou les résistants algériens, le FLN, n’auraient jamais récupéré leur indépendance aussi, d’une certaine façon, ne se seraient pas battus, en tout cas, avec cette même détermination. Donc le personnage de Gérard agit un peu comme catalyseur et révélateur, essaie de semer le doute et de pointer chez lui cette absurdité qui est de penser qu’en occupant un territoire… le but c’est finalement de le faire réaliser qu’occuper ce territoire c’est faire exactement ce que les Allemands faisaient lorsque lui-même était en France. Une fois que cette chose est dite, d’ailleurs Maï le dit très bien quand elle parle de cet ennemi qui a pu commettre ces atrocités, et quand on lui demande qui c’est, elle dit : « c’est un héros », c’est la liberté. Voilà c’est une figure également emblématique au dessus de toute cette violence et de toute cette agitation, parce que dans la guerre il n’y a pas de curseur entre bonne ou mauvaise guerre avec des actes acceptables ou non acceptables, la guerre est une abomination, point. Et à partir de là, ce qui compte, c’est la cause, pour quelle cause on se bat.
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aVoir-aLire : Saintonge, incarné donc par Gérard Depardieu, apparaît pour la première fois presque sortie de nulle part, comme un personnage spectral de Twin Peaks. Il n’est pas dans un camp mais navigue de l’un à l’autre, comme l’acteur dans sa vie, comme pénétré justement de l’idée de Saint Augustin selon laquelle le mal n’existe pas mais que certains éléments, ne s’harmonisant pas avec d’autres, sont considérés comme mauvais. Vous semblez donc être actuellement l’un des rares à à la fois comprendre sa stature d’acteur qui a traversé presque tous les cinémas et sa part spirituelle, que vous digérez pour les mettre en scène.
Est-ce le secret de cette collaboration qui dure ?
Là ce serait intéressant d’avoir son avis, mais pour ma part je dirais qu’il y a un avant Gérard et un après Gérard. Et ce n’est pas non plus étonnant que l’on s’apprête à tourner à nouveau ensemble très prochainement. C’est une grande satisfaction mêlée d’une petite tristesse, celle de ne pas s’être rencontré avant, mais en même temps on ne ferait pas ces films avec la même intensité, peut-être, et la même excitation, donc je prends ça avec bénédiction. Et le sentiment d’être extrêmement chanceux de vivre ces moments de cinéma et d’échange avec lui. Mais avec Gaspard également, parce que ce n’est pas non plus anodin, de retourner très vite ensemble dans cette série dans laquelle il incarne le premier rôle. Moi j’ai réellement le sentiment de tisser des liens de vie, pas seulement cinématographiques, mais comme les deux s’imbriquent, que la porosité est permanente, c’est très stimulant.
aVoir-aLire : Comment avez-vous rencontré Lang-Khê Tran qui interprète Maï, la jeune Indochinoise, objet du désir de Robert Tassen ?
Elle est arrivée à moi par deux biais : Sylvie Pialat, à qui on avait parlé d’une jeune fille, une jeune Vietnamienne fille d’un réalisateur, et puis j’ai reçu cette photo, également. Je crois qu’il y avait très peu de candidates possibles, puisqu’il fallait une jeune femme vivant en France mais ayant malgré tout cette culture. Et elle s’est imposée d’une façon assez évidente. Et la rencontre avec Gaspard aussi a été… ce qu’on espère en fait, à la fois une sorte d’évidence et de trouble, qu’on ne peut pas forcément expliquer mais où l’on se dit que les deux ensemble génèrent presque un troisième personnage. Une part invisible en tout cas qui vous stimule aussi, qui stimule l’imaginaire.
aVoir-aLire : Enfin, pouvez-vous nous dire deux mots sur C’est extra, votre prochain projet ?
C’est extra est un film avec Gérard Depardieu et Michel Houellebecq, qui n’est pas du tout une suite de L’enlèvement de Michel Houellebecq, mais un film qui s’affranchit et réutilise un principe de liberté absolue en me permettant de tourner à la fois dans la continuité avec plusieurs caméras, et leur permettant d’être eux-mêmes dans le film. Ce qui d’une certaine façon était déjà présent dans Valley of Love puisque c’était Gérard et Isabelle… Mais voilà il y a une continuité d’aller explorer des situations qui créent un trouble. Et c’est également assez réjouissant de pouvoir, même si j’ai tourné ma série pour Arte et Netflix entre-temps, de pouvoir se lancer très vite dans une expérience commune où la comédie est quand même le terreau principal de l’histoire.
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