Le 16 janvier 2006
Contre le bourgeois, l’imbécile satisfait, la bonne conscience du bigot, Werth aura toujours l’intransigeance de l’enfance, cet espoir de trouver un jour l’homme tel qu’il devrait être. Une rigueur qu’il s’inflige aussi à lui-même pour ne jamais céder aux idées toutes faites. Portrait d’un humaniste.
Saint-Exupéry n’était pas le seul à avoir débusqué l’enfant qui veillait en Léon Werth. Si toutefois on doit abandonner à l’enfance ce qui fait l’intégrité du monde, l’ouverture du regard, la capacité à voir, et à s’indigner. Tout cela a façonné le personnage d’une matière qu’il a su garder intacte jusqu’au dernier jour. Une trajectoire qu’il est bien difficile de mettre en dates, tant l’homme s’est montré fidèle à ses causes tout au long de son existence. Gilles Heuré, son biographe [1], a bien compris cette impossibilité à mettre cet homme en cases, fussent-elles celles du temps. Insurgé permanent, observateur du monde et des êtres, il a fait de la vie un terrain d’expérimentation, un bouillon de culture qu’il ne se lasse pas d’examiner à la loupe.
Il a de qui tenir puisque son oncle, le philosophe Frédéric Rauh, fut à l’origine des prêtres-ouvriers, "l’expérience morale" que Werth aura passé une vie à éprouver. Selon lui, nul n’a le droit de juger du haut de sa tour d’ivoire. L’esprit humain se nourrit de l’homme. "Je me promène, dit-il, et je n’ai pas pour l’instant d’autre méthode" (Cochinchine). L’intellectuel a un devoir de témoignage mais ne peut l’exercer qu’après en avoir vécu l’expérience. Un principe qu’il poussera jusque dans ses limites puisque, né en 1878, il connaîtra deux guerres pour justifier un antimilitarisme jamais démenti, deux guerres dont il se fera bien sûr le chroniqueur, animé du même souffle de vérité et d’honnêteté. En 1914 il devance l’appel et s’enfonce dans la boue des tranchées avec tout le dégoût que lui inspire la machine militaire. Car il lui faut être dans la guerre pour pouvoir la dire. Ce sera Clavel soldat, un récit en petites touches du feu, du tonnerre, de l’arbitraire et de l’ennui de la guerre, un manifeste.
Il ne participera pas activement au second conflit, mais s’enfonce dans une sombre désillusion. Jeté sur les routes de l’exode, il vivra la guerre depuis sa maison du Jura, et c’est là qu’il connaîtra l’humiliation de devoir se déclarer juif, et "d’être présumé, étant juif, d’une qualité inférieure", lui qui n’a jamais connu d’autre Dieu que celui de l’esprit.
C’est ce culte qui l’engage dans un combat perdu d’avance contre la bêtise. Celui qu’il mènera en Asie, et qu’il relate dans Cochinchine, dressant un tableau sans pitié du monde colonial et de ses "potentats" étourdis par une puissance qui n’a d’autre motif que la couleur de leur peau.
Ecrivain, journaliste, Werth s’est toujours montré curieux de tout, intransigeant envers lui-même comme envers les autres, particulièrement dans son activité critique. Rédacteur pour la revue Monde, il n’hésite pas à s’en prendre aux icônes, comme Leonard de Vinci qu’il achève d’une phrase : "cet ingénieur, qui n’avait pas réussi dans la construction des aéroplanes, décida d’être peintre".
Werth abhorre la suffisance du bourgeois et la forme de culture qui en découle. De l’art de parvenu qui s’adresse au portefeuille, jamais à l’émotion. Il s’en prendra aussi au cubisme, qu’il considère comme une mystification de financiers, et fustige le "picassisme".
Son œil curieux s’est évidemment frotté au cinéma, le laissant souvent sceptique face à un art qu’il ne parvient pas à mettre sur le même registre que la littérature ou la peinture. La mécanisation de l’image cinématographique lui fait peur. Il lui préfère l’humanité d’une main d’artiste, sa légèreté, son aléatoire. Mais il s’interroge déjà sur l’avenir de ces images, leur impact sur le public, sur les enfants. Des questions nourries d’images d’actualité, de propagande, dont il observe le détournement, le glissement qui les fait basculer dans la subversion pour qui sait voir derrière le décor, car c’est bien là que se cache la vérité.
Au-delà des courants, des doctrines et des idéologies, Werth n’aura jamais eu qu’une ligne de conduite, celle qui le laisse en accord avec lui-même. Sa vie durant, il aura traqué l’imposture et le mensonge laissant derrière lui des ennemis jurés ou des amitiés indéfectibles. Léon Werth était un homme d’une seule pièce qui a su garder jusqu’au dernier jour un regard d’enfant sur le monde, jamais perverti par les convenances. Saint-Exupéry le savait bien, "les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications".
[1] Gilles Heuré, L’insoumis : Léon Werth, 1878-1955, éd. Viviane Hamy, 2006, 310 pages, 20 €
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