Lapinot et les carottes de Patagonie - La chronique BD

Il est bien sympathique, ce Lapinot. Il vient à peine d’évincer l’ignoble Mezzo, exploit qu’il semble d’ailleurs ignorer, que le redoutable Lemacheur veut l’éliminer. Lapinot, lui, ne pense qu’à sa Miss Mirabelle, et depuis peu aux carottes magiques de Patagonie qu’il s’est mis en tête de ramener par bottes. Le maire veut bien l’aider à retrouver l’ambassade de Patagonie s’il défile en échange à ses côtés. Mais sur le chemin de sa quête, vers la grande ville, Lapinot croise Scanlan, l’ancien maire maudit de Mailess. Ils arrivent alors chez le Roi, en conflit avec le nouveau maire. Puis c’est le Mage royal qui l’invite à comploter pour s’assurer que l’Archiduc et ses méchants prêtres ne vont pas leur nuire à nouveau. Entre-temps, c’est le retour de Ghoran, le diable responsable de la décadence de Mailess, et qui se débarrasse de Lemacheur. Ajoutez à cela une guerre des gangs, un partage mafieux des territoires, une enquête policière, l’invasion de taupes meurtrières géantes, quelques conseils de Kuikui le corbeau et de Simon le hibou, et vous aurez vaincu le tiers du récit. Et Lapinot au milieu, en témoin naïf et innocent, et messie malgré lui sur fond d’apocalypse.

Trondheim raconte qu’il ne savait pas dessiner lorsqu’il a commencé Lapinot et les carottes de Patagonie. Il a donc pris une ramette de feuilles blanches dans lesquelles il a tracé quatre lignes de trois cases. Et il a commencé à les remplir. Entre le début et la fin de ce pavé (500 pages, la taille de la ramette), tout change. Le trait s’affine, Lapinot change de visage, les cases deviennent plus complexes, les décors prennent de plus en plus de place, le rythme trouve des subtilités, Trondheim se joue des perspectives ou introduit de nouveaux effets, etc.

Lapinot est donc un étonnant work in progress dans lequel on voit naître un auteur, un style ou certains choix narratifs. Si le livre prend forme à peu près au même moment que la maison L’Association, on se dit rétrospectivement que le choix d’un récit initiatique, aux allures de mythe urbano-fantastico-burlesque, n’est pas anodin. Trondheim est un des fondateurs d’un groupe qui préfigurera le nouveau visage de la BD francophone. On peut alors voir en Lapinot un manifeste : distance avec les diktats graphiques, les mises en scène emphatiques ou les thématiques viriles. Rien d’étonnant, alors, à raconter une histoire de gentil messie dans ce qui pourrait être la nouvelle Bible d’un genre.