Récit d’une histoire manquée
Le 23 novembre 2016
Tel Rithy Panh, Pol Cruchten substitue à la mystification post-Tchernobyl une image manquante : celle d’un monde englouti refoulé, celle de ses liquidateurs oubliés. En cela, La Supplication compte parmi les grands documentaires contemporains.
- Réalisateur : Pol Cruchten
- Acteurs : Dinara Droukarova, Iryna Voloshyna, Vitaliy Matvienko
- Genre : Drame, Documentaire
- Nationalité : Autrichien, Luxembourgeois, Ukrainien
- Durée : 01h26mn
- Titre original : Voices from Chernobyl
- Date de sortie : 23 novembre 2016
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– Année de production : 2016
Résumé : Ce film ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl dont nous ne connaissons presque rien. Des témoignages subsistent : des scientifiques, des enseignants, des journaliste, des couples, des enfants, ... Ils évoquent ce que furent leur quotidien, et puis la catastrophe. Leurs voix forment une longue supplication, terrible mais nécessaire qui dépasse les frontières et nous amène à nous interroger sur notre condition.
Notre avis : La Supplication est l’adaptation d’un essai éponyme signé Svetlana Alexievitch, journaliste biélorusse élue Nobel de littérature en 2015. Texte et film retracent les conséquences psychologiques de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl à travers les voix de ses témoins, dans une dynamique de pulsion éthique absolue. Que subsiste-t-il de cet évènement dans l’inconscient collectif hormis le fantasme - "abominable et voluptueux" aurait dit Proust - gravé pernicieusement dans les mémoires par les médias ? Comment, se demandent à l’unisson femme de lettres et cinéaste, prendre la mesure d’un cataclysme aussi traumatique et funeste par le seul biais de cette "mythologie de l’instantané", comme disait Barthes ? Ne serait-ce qu’effleurer la réalité du phénomène nous est aujourd’hui impossible. C’est que la souffrance à distance dont se repaît le téléspectateur ou le lecteur s’apparente à une forme de divertissement, une promenade dans un musée de l’horreur et de la fascination. Où la distance glacée des images et du texte garde sauf l’individu, le confortant quelque part dans son bien-être, lui permettant de jauger son bonheur dans les maux d’autrui. Le livre La Supplication de Svetlana Alexievitch s’apparentait en creux à un procès de cette complaisance à l’égard de la fait-diversification galopante de nos sociétés, son adaptation cinématographique par Pol Cruchten en reprend le même motif, transcendé cette fois par une poésie visuelle. Sa mise en scène adopte le lyrisme et l’allégorie par opposition à la sempiternelle démonstration brutale et désincarnée à laquelle nous a habitué l’infotainment. En cela, La Supplication porte la marque des grands documentaires.
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Pas de photos de visages tuméfiés ou de corps décharnés ici, ni même de linceuls tirés d’images d’archives : les plaies béantes - mentales, celles-là - laissées par le drame de Tchernobyl ne peuvent qu’être données à ressentir sans emphase et dans leur plus pur dénuement, pour être assimilées - enfin. D’où ces plans d’habitations abandonnées et depuis longtemps vidées de leurs occupants sur fond de récits off de survivants, de même que ces âmes errantes de victimes interprétées par des acteurs - enfants, adultes, êtres sénescents, chiens. Liquidateurs, citoyens ordinaires, politiciens, physiciens… toutes sortes de témoins racontent la tragédie qui était et qui demeure la leur. Mais parce que beaucoup d’entre eux sont morts depuis l’enquête menée par Svetlana Alexievitch, ne perdurent à l’écran plus que leurs fantômes mutiques. Jamais de protagonistes interrogées directement face caméra, simplement leur récit brut mis en image via de multiples prises de vue de Tchernobyl. Ce vide programmatique de La Supplication renvoie à un désir de métaphoriser l’inmontrable. Dans une veine très Tarkovski - Stalker et Le Miroir, dont il emprunte de nombreux plans -, le film de Pol Cruchten s’attache davantage à illustrer comment la catastrophe a peu à peu contaminé les âmes. Certains acteurs se mettent à nu littéralement dans une dynamique quasi kubrickienne, où la métaphysique joue alors un rôle majeur. Pointant un monde injuste et incompréhensible, la réalisatrice draine aussi les tumultes intérieurs, comme cette scène où un homme doit affronter une pluie torrentielle sous le toit d’une demeure défraichie - l’influence de l’installation "Refuge", de l’artiste d’art contemporain Stéphane Thidet, n’est pas loin.
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Bien qu’un certain nombre d’erreurs humaines soient évoquées à la marge, telles le manque de réactivité des pouvoirs publics, l’intérêt des médias pour le versant sensationnel de l’évènement ou l’ingérence du gouvernement (voir ces plans de bâtiments administratifs communistes déserts), Pol Cruchten et Svetlana Alexievitch se gardent de faire de La Supplication un simple réquisitoire. Non, l’optique n’est pas de porter une accusation mais de restaurer la mémoire collective du drame, de soupeser ses conséquences humaines et sociales. À l’instar de ce que Rithy Panh dénoue de documentaire en documentaire avec les Khmers rouges, Pol Cruchten filme Tchernobyl comme un objet à déconstruire et à recomposer. Un édifice dont les images passées ne diraient pas tout et dont il faudrait rechercher au présent les arcanes cachés. Parce que l’on ne se remémore la catastrophe qu’au travers du prisme du spectaculaire, il s’avère nécessaire de la rendre tangible en dépassant sa nature chimérique, ce cauchemar entre conte et légende que ceux n’ayant jamais mis les pieds à Tchernobyl aiment à se raconter à grand renfort de chiffres effrayants. Une manière de faire comprendre en quoi la déflagration de 1986 ne se limitait pas à sa colossale explosion ni à ses chiffres. S’amorçait après le retentissement une véritable guerre dont l’onde de choc se poursuivrait indéfiniment. Certains scientifiques affirment qu’il faudra jusqu’à 13 milliards d’années avant que certains des déchets nucléaires disséminés en 1986 à Tchernobyl ne disparaissent. Qu’importe : tous ces regards caméra des protagonistes scrutant ici inlassablement caméra et spectateur, comme si le passé refoulé prenait une revanche sur le présent désabusé, ouvrent sur une béance plus universelle encore : la question de notre existence sur Terre et du sens même de la vie humaine. Rarement documentaire n’aura aussi brillamment mêlé enquête de terrain et ontologie.
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