Le 16 juin 2004
La rencontre entre le maître et l’élève, entre deux monstres d’érudition, ou comment écrire après Joyce, même si on s’appelle Samuel Beckett.
Parmi les sept personnes qui ont aidé James Joyce dans l’élaboration de Work in progress [1] à la fin des années 20, il est inconcevable de ne pas retenir le nom de Samuel Beckett. Leur rencontre remonte à 1928, un an après, semble-t-il, que le futur prix Nobel de littérature eut découvert Gens de Dublin, Dedalus et Ulysse. C’est Thomas MacGreevy [2] qui les présente l’un à l’autre, à Paris. A cette époque, Joyce commence à connaître de sérieux problèmes de vue. Il a besoin qu’on lui fasse la lecture et qu’on prenne des notes sous sa dictée. On sait, à ce sujet, que certains mots d’esprit du jeune Samuel ont été conservés comme ce "Encore une injure à l’Irlande !" qu’il aurait lancé après avoir entendu l’histoire d’un soldat irlandais, tirant sans sommation sur un officier russe en train de s’essuyer le postérieur.
Mais, très vite, Beckett sera pour Joyce plus qu’un simple homme à tout faire inspiré. Malgré leur différence d’âge (46 ans pour Joyce, 22 pour Beckett), les deux hommes partagent, en effet, de nombreuses passions : l’amour de la langue qui les pousse tous les deux à rechercher le terme le plus juste, le plus sophistiqué ; l’amour des langues, tous les deux ont étudié le français et l’italien à l’université ; et, surtout, leur fascination pour Dante et les Écritures, même s’ils sont tous les deux farouchement anticléricaux ; sans oublier Schubert, Cézanne, Charlie Chaplin ou les pièces de Synge. Leurs discussions appuyées sur des références culturelles et intellectuelles très proches, difficiles à assimiler même pour des esprits éclairés, pousseront Joyce à reconnaître que Beckett est doté d’une grande intelligence et qu’il est, sans conteste, le plus doué de la petite cour de jeunes gens qui l’entoure. Quand on connaît la haute estime - évidemment justifiée - que Joyce a de lui-même, ces considérations prennent une dimension autrement plus importante.
Beckett devient, tout naturellement, un familier de son prestigieux aîné. Il l’accompagne dans ses sorties, se rapproche de ses enfants, Lucia et Giorgio, partage les joies comme les peines du clan et passe du statut de Monsieur Beckett, à celui de Beckett tout court. Mais Lucia dont la maladie mentale n’a pas encore été identifiée, se prend de passion pour le petit prodige, sans que ses sentiments ne soient partagés. Par peur peut-être de voir ses liens avec Joyce se distendre, Beckett laisse traîner les choses avant de clarifier la situation. Un soir, de retour de Zurich, Nora et James retrouvent leur fille dans un état de déréliction avancé. Les parents stigmatisent aussitôt le comportement de Samuel qui n’a plus table ouverte dans l’appartement du square Robiac.
Quelques années plus tard, Joyce prendra conscience que l’attentisme de Beckett n’était pas la seule cause des malheurs de son enfant. Pour une raison plus profonde, cependant, la rupture est inévitable. Bien sûr, Beckett continuera jusqu’au bout de soutenir son illustre aîné dans ses déboires avec la censure, sera aidé par Joyce lorsqu’il manquera de mourir d’un coup de couteau infligé par un proxénète ou lorsqu’il aura besoin d’argent au moment de la déroute de 1940. Néanmoins, l’élève qui souhaite devenir écrivain, lui aussi, doit désormais voler de ses propres ailes. On lui reproche, en effet, sans doute à juste titre, de se montrer trop proche du style de son maître. Après une longue quête de dix années, il choisira de s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne, dont il connaît forcément moins bien les subtilités littéraires susceptibles de l’inscrire dans un système de pensées trop rigide. Et, dans le même ordre d’idée, il rompra avec le procédé joycien de compréhension du monde à partir de références hautement intellectuelles et trouvera ainsi sa propre poétique. Tel était le prix à payer pour assumer un héritage aussi lourd.
[1] devenu Finnegans Wake dans sa version définitive
[2] Écrivain, essayiste et critique d’art irlandais, MacGreevy est le prédécesseur de Beckett comme lecteur d’anglais, rue d’Ulm. En même temps que les deux anciens pensionnaires du Trinity College de Dublin lient une relation privilégiée, MacGreevy devient un intime des Joyce
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