Le 8 janvier 2020
C’est flou, la vie : le documentaire formaliste de Vincent Delerm est le produit même d’un art petit-bourgeois qui ne propose que du réel dématérialisé.


- Réalisateur : Vincent Delerm
- Acteurs : Alain Souchon, Jean Rochefort, Aloïse Sauvage
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Français
- Distributeur : Rouge Distribution
- Date télé : 8 janvier 2020 22:30
- Chaîne : Arte
- Date de sortie : 23 octobre 2019

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Résumé : Pour son premier film, Vincent Delerm prolonge son travail ultrasensible sur l’intime, la mémoire et le rapport aux autres. Qu’est-ce qui nous construit ? Que ressentent les gens autour de nous ? Nos émotions et sensations n’appartiennent-elles qu’à nous ? Chaque personnage, célèbre ou anonyme, livre à Vincent Delerm quelque chose de lui, définissant sa sensibilité et sa manière de voir l’existence. Témoignages qui font sourire parfois, serrent le coeur souvent, conjuguent l’intime et l’universel. En filigrane, les propres émotions de l’auteur se dessinent le long d’un film musical, photographique, dont la narration est comme un fil invisible.
Critique : Collage impressionniste placé sous le haut patronage d’une phrase durassienne, le premier film de Vincent Delerm emprunte tout à la fois aux chansons de l’auteur-compositeur-interprète et à une modalité énonciative présente dans les livres de Delerm père, ce fameux pronom indéfini "on", si vague et inclusif, là où le "je" paraîtrait plus sincère et clivant.
Pivot des récits modianesques, le flou accompagne cette promenade éthérée que hantent des corps sans substance (celui de Rochefort, dès le premier plan), parfois des anatomies figées dans un passé révolu, quand celles-ci n’affectent pas tout simplement des poses élégantes sous la forme de silhouettes artistiques. Régulièrement, le film évoque une difficulté à accommoder le regard, vise une manière de neutralité universelle, alors qu’il dématérialise sciemment le monde, en lui donnant la consistance vaporeuse d’un rêve où s’épanouissent des identités vagues, sans aucun ancrage social, uniquement porteuses d’expériences propres à l’humaine condition. Y domine tout de même la figure de l’artiste déclinée en chansons, dessins, musiques et doigts délicats, caressant le piano comme un velours. L’ensemble du film fait visuellement allégeance à des créateurs et des créatrices, pour définir les contours d’un entre-soi de gens distingués. "Gifted", diraient les Anglais.
Vidé de sa chair, le réel devient cet environnement sur lequel glisse une caméra elle-même désincarnée, privilégiant de longs travellings ennuyeux, des ralentis esthétisants sur fond de William Sheller, à travers lesquels se construit l’idée même du "feutré" (qui a ses voix emblématiques : Alain Souchon, Albin de la Simone), tandis que, dans une séquence autobiographique, le commentaire de Delerm égrène des toponymes réduits à leurs signifiants, renoue avec son éternel péché mignon du name-dropping. On ne se refait pas.
Quand il fantasme le Paris de Truffaut et de Modiano, que métonymisent des phares de voiture sur le périphérique ou le profil de bâtiments hausmanniens plongeant dans le crépuscule, Delerm ne saisit qu’une représentation de la capitale, pas la réalité d’une ville. Réminiscence d’un mémorable trou d’air, il y a quelques années. Plus précisément sur un album de 2006 : le chanteur rendait à sa chère cité rouennaise un hommage parfaitement anonyme.
Bref, c’est le périmètre d’une petite bourgeoisie hors-sol, excellemment cartographiée par François Bégaudeau dans Histoire de ta bêtise, que documente cette première incursion cinématographique, qui emprunte notamment à la photographie vernaculaire de Martin Parr, adoubé, on le sait, par la sensibilité delermienne. Les amateurs s’y sentiront comme chez eux. Les autres refermeront la porte avec discrétion.