Le 6 février 2020
- Réalisateurs : Waheed Khan - Ubaydah Abu-Usayd
- Date de sortie : 5 février 2020
A l’occasion de la sortie du film Soumaya les deux réalisateurs, Waheed Khan et Ubaydah Abu-Usayd, nous ont accordé une interview exclusive.
Vous abordez, dans votre premier long-métrage en tant que réalisateurs, un sujet très sensible et éminemment complexe. Vous évitez avec brio de nourrir des polémiques inutiles. Comment s’est passée l’écriture du film ? Avez-vous eu des débats avec l’équipe pendant le tournage, pour permettre aux protagonistes d’aborder le problème dans sa complexité ?
L’écriture du film s’est déroulée sur deux axes : le premier, c’est l’affaire juridique, qui a été documentée suite à des entretiens avec la vraie Soumaya, son avocat, et le Collectif Contre l’Islamophobie en France, qui a géré son affaire du début à la fin. Sur les étapes de ce dossier juridique (perquisition, licenciement, indemnités, tribunal), nous nous sommes donc inspirés de ces faits réels et avons respecté leur chronologie. Mais dès la première rencontre avec la vraie Soumaya, nous n’avons pas voulu entrer dans son intimité et sa vie privée. C’est une posture cinématographique ; nous n’étions pas dans une démarche biographique, mais plutôt dans celle d’aborder un thème et d’observer un bouleversement historique en France.
Nous nous sommes donc appuyés sur le fait que c’était une mère célibataire, et nous avons construit autour d’elle des personnages et des événements, qui sont également inspirés de faits réels (la maman, l’imam, le bagagiste, celui qui quitte la France, la perquisition de la mosquée, etc.) Ces personnages ont été essentiels pour nous, car ils nous ont permis d’apporter de la complexité au sujet. Chaque personnage a une vision particulière de l’état d’urgence. L’idée était de montrer que ces visions, divergentes pour la plupart, pouvaient entrer en débat, mais également en résonance. L’équipe a très bien compris ces enjeux pendant le tournage, donc cela s’est fait de manière très fluide. C’est plutôt au moment du montage que nous avons dû faire des choix (notamment parce que le film était beaucoup trop long) et qu’il y a eu beaucoup de débats sur les parties à couper.
Vos comédiens, et particulièrement la comédienne principale, semblent très affectés par l’injustice qui traverse ce destin. A-t-elle eu l’occasion de rencontrer la personne qui a subi le licenciement ?
Oui, elle l’a rencontrée lors de notre première projection publique, le 15 mars 2019 à Épinay-sur-Seine. La rencontre a été très intéressante, car c’était le moment où la vraie Soumaya découvrait le film en entier (elle avait vu quelques scènes auparavant). Heureusement — et c’était notre plus grande crainte — elle a beaucoup aimé le film, et l’intègre aujourd’hui dans la continuité de son combat pour la dignité.
L’actrice principale Soraya Hachoumi, dès le moment du casting en 2017, a été choisie pour son jeu très juste, mais également pour sa sensibilité quant au sujet. Ce n’est pas évident de faire confiance à une équipe qui travaille sur son premier long métrage avec le budget d’un court. D’ailleurs, pendant le tournage, Soraya a entamé des études de droit, à côté de son métier de comédienne. Elle nous a confié que le travail sur film a contribué à cette décision. Donc au fond, oui, il y a une proximité indirecte entre Soumaya et Soraya, qui est liée au fait qu’elles partagent une même sensibilité quant à la justice.
Ne craignez-vous pas avec la sortie qu’on vous fasse le procès de prendre parti pour tel ou tel, au regard d’un climat social en France particulièrement perturbé en ce moment ?
La complexité que nous avons voulu donner au personnage est symptomatique de la difficulté d’arrêter sa position. Nous avons des postures dynamiques et dialectiques, qui sont en constante réinterprétation. Par exemple, en tant que coauteur du film, je ne peux pas vous dire si j’adhère ou non à la position de l’avocate, lorsqu’elle dit qu’elle ne veut plus débattre. Je comprends la position de celui qui veut se battre jusqu’au bout, mais je comprends aussi la position de celui qui pense que le résultat du combat ne sera jamais à la hauteur de ses attentes. Et je n’ai pas la réponse à cette question. Du moins, pas encore. C’est pour ça qu’on fait des films, parce que l’image, le récit, le cinéma, peuvent assumer une forme d’ambivalence qui redonne de la complexité à la situation, a fortiori si celle-ci est très politiquement chargée, comme ce fut le cas au moment des attentats de novembre.
Ensuite, il y a effectivement un parti pris dans le film : c’est de donner la parole à des personnes qui ne sont généralement pas entendues dans les médias classiques ou dans les productions cinématographiques. Nous avons pris le parti d’une part d’apporter une nouvelle représentation, notamment de la femme qui porte le foulard (tellement fantasmée depuis des décennies dans le débat public), et d’autre part de resituer les attentats de novembre dans un contexte historique et géopolitique plus large.
En même temps, il y a beaucoup d’incompréhensions et de malentendus entre les gens, faute de dialogue interculturel suffisant, à l’exclusion du patron qui verse dans le racisme le plus aberrant. Pensez-vous pouvoir diffuser ce film dans des écoles ou des salles de toute la France, pour faciliter un dialogue culturel nécessaire ?
Nous avons des difficultés (et l’épisode de la censure du Grand Rex en mars 2019 est symptomatique de cela), à intégrer ce film dans le circuit classique de distribution cinématographique. Donc pour les salles dans toute la France, ce sera compliqué. Les distributeurs qui nous ont refusés ont parfois légitimement mis en évidence des défauts (techniques généralement), mais l’un d’entre eux a pu nous donner une raison, disons, plus « honnête », en nous expliquant que le film est trop proche de l’actualité. Comme nous pensons que faire du cinéma, c’est aussi interroger notre société actuelle et en révéler les mécanismes, nous prenons cela comme une forme de remise en question de la liberté d’expression. Malgré cela, nous avons pu effectuer une tournée, avec une soixantaine de projections partout en France, plusieurs fois en Belgique et en Suisse. Il a été montré à Agadir, également, où il a obtenu le prix d’interprétation féminine. Prochainement, le film sera également montré à Toronto et à Montréal, ainsi qu’à Los Angeles, Washington et New York, suite à plusieurs sélections dans des festivals de cinéma indépendant aux États-Unis et des invitations reçues de la part d’universités, comme celles de Stanford et Berkeley à San Francisco.
En France, nous souhaitons effectivement que le film soit vu par les écoles et les universités. Nous avons d’ailleurs pour cela édité un support pédagogique et nous encourageons les écoles de Paris et sa région à organiser des sorties scolaires pour les projections de 13h au Saint-André des Arts (à partir du 5 février, jusqu’au 3 mars). Nous avons aussi été invités à montrer le film dans certains amphithéâtres (Paris Dauphine, Sciences Po Lille, Université de Lausanne, etc.) et les débats qui ont suivi ont été très riches. Nous sentons qu’il y a une vraie demande autour de ce film, mais nous savons que la simple organisation de sa diffusion peut rencontrer des difficultés (qui sont d’ailleurs traitées dans le film lui-même). À plusieurs reprises, certaines villes qui ont voulu nous inviter nous ont fait part d’un refus de la mairie. Dans d’autres villes, cela s’est très bien passé, et il est même arrivé que ce soit la mairie elle-même qui nous invite, voyant dans ce film la possibilité d’un échange culturel fructueux et apaisant.
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