Le 9 avril 2025
Entre revendications sociétales et humour à la Friends, le deuxième film chaotique de Yihui Shao surprend et amuse.


- Réalisateur : Yihui Shao
- Acteurs : Mark Chao, Jia Song, Elaine Zhong, Yu Zhang, Bin Ren
- Genre : Comédie dramatique, Romance
- Nationalité : Chinois
- Distributeur : Les Films du Camélia
- Durée : 2h03mn
- Titre original : Hao Dong Xi / 好东西 - Good Things
- Date de sortie : 9 avril 2025

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Résumé : Wang Tiemei, mère célibataire, s’installe avec sa jeune fille, Molly, dans l’espoir de repartir à zéro. Dans son nouveau quartier, elle noue une relation inattendue avec Xiao Ye, une romantique invétérée au regard du monde diamétralement opposé au sien. Malgré leurs différences, les deux femmes trouvent réconfort et force dans leur amitié, s’aidant mutuellement à guérir les blessures du passé et à affronter les défis du présent. Au fil de leur cheminement vers la découverte de soi et l’émancipation, deux hommes —tous deux sensibles aux questions de genre —viennent ajouter de la profondeur et de la complexité à la vie de Tiemei. Ces relations incitent chaque personnage à interroger leur compréhension du genre, à redéfinir leur rôle dans la société et à explorer ce que signifie vraiment se connecter aux autres.
Critique : Étrange, c’est l’impression que laisse au spectateur le visionnage de Her Story. Chelou serait plus correcte, le verlan infusant davantage l’idée d’une cool jeunesse et d’une folie (pas toujours) douce au premier qualificatif. Devant un film aussi déstabilisant pour les yeux non informés, un peu de contexte semble nécessaire. Her Story est le second film d’une jeune réalisatrice chinoise de trente-quatre ans, Yihui Shao. Le film nous arrive après un succès dans ses salles nationales qui serait – nous informe le dossier de presse – davantage dû à un bouche à oreille féminin et jeune qu’à une grosse distribution et une sur-présence médiatique blockbusteresque. Plus particulièrement, ce seraient les thématiques brassées par le récit – abordant pêlemêle, souvent lors de longues séquences dialoguées et avec un angle résolument progressiste : la parentalité divorcée ; les règles difficiles ; les pères au foyer et les mères travailleuses ; les privilèges de genre ; et plus encore – qui aurait fait de Her Story un film plébiscité par la gent féminine chinoise dans un pays aux mœurs encore corsetées.
- Copyright Les Films du Camélia
Il est en effet important de le savoir – nécessaire pour apprécier le film, dirait-on même – tant ce que l’on voit pendant deux heures ressemble plus, à nos yeux de Français, au quotidien banal d’un petit groupe de bobos qu’à l’expression féroce d’un anticonformisme iconoclaste. Peut-être est-ce dû à la censure, encore forte au sein des frontières du pays, qui n’autorise qu’un avant-gardisme tout relatif – le dossier de presse nous apprend que le gouvernement tolère les discussions sur les questions féminines tant qu’elles restent dépourvues de revendications explicites. Sans doute, aussi, cela se comprend-t-il par la relative ignorance au sein de l’Hexagone du quotidien des Chinoises – si nous avons la vague idée d’un pays plus rétrograde que le nôtre, il n’est pas aisé de se le représenter concrètement. Cela s’explique enfin par une représentation au cœur du film très succincte du backlash réactionnaire que les héroïnes subissent à cause de leurs choix de vie – tout juste un téléphone sur lequel s’affichent des messages haineux, filmé en gros plan moins d’une dizaine de secondes dans tout le long métrage (mais là encore, on voit pointer la crainte d’une censure nationale). Toujours est-il que si nous prenons au mot le courage politique de l’œuvre dont nous informe les promoteurs du film, il est difficile pour nous, public français, d’en tirer l’expérience esthétique, de ressentir cette histoire comme elle est visiblement reçue sous le régime de Xi Jinping, comme un cri de révolte ou, a minima, l’affirmation courageuse d’une volonté de changement. Her Story peut alors revêtir un intérêt autre, celui d’une plongée sociologique dans le quotidien de jeunes Chinoises et Chinois bobos des professions intellectuelles et artistiques de Shanghai.
Pourtant, même cela sonne étrangement faux – nous peinons à croire que les existences filmées de Tiemei, la mère célibataire au caractère entier, et de Ye, la romantique plus girly, suintent le réel. Il faut dire que, derrière le message, Her Story ne fait pas dans le naturalisme à la Pialat.
Venons-en au nœud de l’affaire. Outre ce qu’on nous dit du film, demandons-nous ce qu’il « fait ». Rire, en premier lieu, dans un mélange étrange, voire chelou (on y revient), de maints éléments disparates. Ici, la mécanique vaudevillesque : Ye, qui, pour jouer le détachement, raconte à son amant que Molly, la fille de son amie, est la sienne. Là, des personnages délicieusement clownesques : en tête le trop rare Mark Chao, dans le rôle de l’ex de l’héroïne, décroche systématiquement les rires de la salle en assumant un aspect bouffon, grimaçant, jamais avare d’une réplique à la mauvaise foi crasse. À d’autres moments, un ridicule qui paraît involontaire : dans de nombreuses séquences (agréablement) maladroites, nos protagonistes à la trentaine consommée se comportent comme des adolescents aux émois boutonneux (comme lors de cette discussion pré-sexe où Tiemei et son amant s’engueulent pour savoir si déchirer la robe de sa partenaire relève du sexy ou du pas cool), rappelant, sans se hisser au même niveau, l’humour caractéristique de Friends.
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Plus encore – sont-ce les différences culturelles qui parlent ? – la séquence où Ye réagit à la possible myopie de Molly comme si elle était atteinte d’un cancer en phase trois ou le moment où la professeure de Molly commente le texte de son élève de neuf ans comme si sa rédaction était l’œuvre d’un Camus ou d’un Proust (« Elle a très bien saisi l’esprit du temps. C’est froid et pourtant drôle, avec une touche de mélancolie innocente. ») sont des passages très drôles d’autant plus étranges qu’on ne sait pas si la première intention de la réalisatrice était de les provoquer, ou du moins de cette manière.
Loin d’être incidents isolés, ces deux exemples découlent au contraire d’une forme tous azimuts : comédie déroutante aux faux airs d’un épisode de sitcom étalé sur deux heures, filmé avec la joliesse lisse du numérique, mis en scène comme une série télévisée, entrecoupé toutes les quinze minutes de clipshows façon pub Intermarché, le film de Yihui Shao étonne par un aspect composite qui, pour le coup, semble tout à fait représentatif d’un certain état du contemporain. Le tout porté par un montage chaotique, hyper speedé, qui évacue sans vergogne une grande partie des exposition de séquence, fait parler ses héros parfois plus vite que dans un Hawks (surtout au début du film, c’est un peu dur de suivre), aligne avec une rapidité mitraillette des séquences très courtes et souvent différentes (à la romance de Ye suit la bataille drolatique de Molly enquiquinée par un camarade de classe en culotte courte, puis Tiemei faisant la publicité d’un livre féministe, avant une scène de répétition à la Hélène et les garçons), des références chino-chinoises qui resteront pour nous sibyllines, tout en abusant de brusques fondus au silence de la piste sonore, comme si la cinéaste n’avait pas su se dépatouiller de la fin de sa scène.
Ce style sous perfusion d’un certain état de la production sérielle américaine a un drôle de double effet kiss cool. En faisant vivre des aventures aussi bordéliques et rocambolesques à ses héros, la cinéaste les détache d’une quelconque réalité sociale, rendant ainsi moins tangibles ses revendications sociétales : les personnages souffrent ici du « syndrome Friends », qui voit des jeunes prétendument dans la galère vivre dans des appartements new-yorkais que même leurs parents en fin de carrière peineraient à posséder. Pour autant – assumons un parallèle qui pourra surprendre – de mémoire de spectateur nous n’avions pas expérimenté une dose aussi rafraichissante de bizarrerie (parfois involontairement) drôle depuis le bijou semi-nanardesque RRR (S. S. Rajamouli). À qui il importe de prendre des nouvelles de la modernité chinoise, Her Story semble représenter autant – voire peut-être plus – un témoignage de la plus grande contemporanéité esthétique du pays que de son actualité sociétale.