Dans les méandres fangeux de l’affaire Grégory
Le 13 mai 2020
Le plus célèbre fait divers de ces dernières décennies est magistralement évoqué par cette production Netflix. On en ressort sonné.
- Réalisateur : Gilles Marchand
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Français
- : Netflix
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Résumé : Le 16 octobre 1984, un enfant de quatre ans, Grégory Villemin, est retrouvé mort dans la Vologne, dans l’est de la France. C’est ainsi que commence le plus célèbre fait divers français : des secrets de famille qui tournent à la haine, un engrenage infernal où les errances judiciaires alimentent la rumeur, et où la folie médiatique pousse au meurtre. Depuis 30 ans, cette histoire sans fin obsède et continue de marquer la vie de ceux qui s’en approchent.
Notre avis : Le fait divers patrimonial que constitue l’affaire Grégory est comme un leg qui se transmet de génération en génération, quelque part entre les Atrides et le Cluedo. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un jeu, ni d’une fiction, mais d’un assassinat horrible, dont la densité tragique passionne, mobilise, indigne, fascine les journalistes, les policiers, les gendarmes, les avocats, les juges, l’opinion publique, depuis plus de trente-cinq ans. D’où les dérives de l’instruction, d’où le cold case induit par une enquête saccagée dès le départ, d’où la frénésie médiatique si magistralement racontée par l’implacable ouvrage de Laurence Lacour, Le bûcher des innocents.
On croit tout savoir sur le crime, depuis le temps que livres, reportages, téléfilms, articles de presse ont été produits à une cadence aussi infernale que la cupidité des uns et des autres, prompts à retenir la lumière sur une affaire aussi lucrative, comme un projecteur dirigé vers un petit village des Vosges, à partir de novembre 1984. Avec ce documentaire en cinq épisodes, Netflix remue les eaux bourbeuses d’une histoire hors normes : construits à base d’archives, tantôt inédites (l’enterrement de l’enfant quasiment in extenso et à peine soutenable), tantôt éclairées par les commentaires des protagonistes (la violente réaction de Muriel Bolle contre Jean Ker, évoquée par l’intéressé lui-même), ce documentaire réactive la machine à fantasmes, laquelle emporte tout sur son passage, y compris la recherche de la vérité, comme si les circonvolutions permettaient de différer le moment quasiment déceptif où l’on saura.
Au fil des témoignages qui s’amoncellent et rassemblent tous les protagonistes, soit tenus au secret professionnel (le capitaine de gendarmerie Etienne Sesmat, le commissaire Corazzi, l’avocat de Bernard Laroche, Bernard Welzer, l’avocate des Villemin, Christine Chastang-Morand et d’autres), soit tenus à la neutralité journalistique (Jean Ker, Isabelle Baechler, Denis Robert), on présume que l’émotion aura été et demeure encore le plus redoutable des remparts contre une réalité beaucoup plus factuelle. La chronologie des événements que privilégie cette reconstitution minutieuse était sans doute le meilleur angle à choisir, car l’affaire Grégory repose sur un crescendo de l’horreur, débute par le harcèlement du sinistre corbeau, dont la voix étouffée, ni franchement masculine, ni franchement féminine, crache des mots violents, adossés à une histoire familiale complexe, entrelacs de lourds secrets. A juste titre, remettant en perspective la figure même du délateur, le documentaire cite, selon un réflexe qui est aussi le nôtre, le célèbre film de Clouzot, tourné durant les années sinistres de l’occupation allemande. On aurait aimé que, dans une perspective plus analytique, la référence soit précisée par la construction psychologique du délateur, pour comprendre le mobile de ses actes, pour en établir une typologie. Mais le film s’arrange plutôt d’une mise en scène où les paroles comminatoires de l’anonyme interlocuteur (interlocutrice ?) se projettent sur l’écran comme une peinture dénonciatrice qui éclabousserait un mur à scandales.
Le langage menaçant performera jusqu’au drame. Le corbeau ânonne son ultime avertissement avant de disparaître quelques mois, afin de préparer l’enlèvement de l’enfant du couple Villemin et sa mise à mort.
A partir de là, l’implacable hystérie médiatique se déchaîne, que le montage du documentaire semble imiter, alternant les reportages d’époque, les témoignages des protagonistes et quelques effets de surdramatisation sonore : de la photo publiée par la Liberté de l’Est, qui ameute tous les folliculaires de la capitale, jusqu’à l’instruction beaucoup plus apaisée menée par le juge Simon, toutes les grandes étapes de ce que Cocteau aurait volontiers appelé "une machine infernale" s’impriment sur les pages du plus terrible des polars modernes, auquel une bonne part de mystique vient prêter main forte.
De là à parler d’une malédiction, certains sautent volontiers le pas, ratiocinant sur le deuxième juge qui frôle la vérité, mais s’effondre, figure icarienne foudroyée par un infarctus. Du premier instructeur de cette incroyable affaire, un reportage rappelle sobrement le suicide, à la fois si récent et si irrémédiablement éloigné, par son inscription fatale, dans une tragédie immémoriale dont les saccades semblent comme les répliques d’une tremblement de terre : l’assassinat de Bernard Laroche par Jean-Marie Villemin, la mise en examen de sa femme Christine (indéfectiblement lié au délirant article de Marguerite Duras dans Libération), le dernier rebondissement de 2017, rappelant l’intuition du juge Simon (un crime commis par plusieurs).
La plupart des locuteurs n’ont ni la langue dans leur poche, ni l’intention d’euphémiser la fascination que suscite le drame : Jean Ker avoue qu’il subtilise des photographies de l’enfant pour les publier dans Match, quasiment devenu le média officiel de l’enquête, avec RTL, où le journaliste Jean-Michel Bezzina multiplie les pseudonymes pour arroser la presse écrite de ses intuitions hasardeuses, mais si promptes à ébranler les convictions d’un magistrat instructeur. La déraison s’empare dudit juge, pas vraiment en bois brut, qui révèle à tout-va le contenu de l’instruction, ne préserve pas une adolescente de quinze ans d’abord accusatrice, puis tantôt muette, tantôt répétitive, s’étant rétractée. Lorsque Lambert bredouille sur le plateau de Bernard Pivot, où son livre engendre les vitupérations des autres invités, on a l’impression que ses mots hésitants sont la projection de tout ce qui a précédé et le gratifie d’une notoriété éphémère. Puis il se retire, laissant la police et la gendarmerie se déchirer sur une instruction qui part dans tous les sens.
Il ne semble pas que, des années plus tard, certains aient mis leur indécence en veilleuse : ainsi, les propos du commissaire Corazzi se gargarisent de l’attrait suscité par une femme inculpée, couverte d’opprobre en ce terrible été 1985. "L’infanticide en porte-jarretelles" ne serait qu’un aimable titre à la Frédéric Dard, s’il ne résumait ces lamentables exégèses nées d’un fantasme de mâle dominant, et dont il n’existe qu’un équivalent professionnel : une enquête piteusement échouée. Elle devrait inviter n’importe quel matamore, coresponsable du fiasco, à un peu plus de pudeur.
De toute cette boue, le documentaire extrait enfin le meilleur : Jean-Marie et Christine Villemin, au-delà même du courage, rescapés d’un enfer médiatique qui recouvrit le drame personnel. Des gens admirables jetés dans une fosse aux lions, si impressionnants lorsque, le visage plus émacié, ils témoignent pour leur dernière apparition publique, en 1994, dans La marche du siècle. On ne les a plus revus et on ne les reverra sans doute jamais plus à la télévision. Et pourtant, on pense à eux, à tout ce qu’ils ont enduré. Au terme de ce documentaire intense, oui, c’est vers ces deux êtres que nos meilleures pensées cheminent.
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