Le 15 septembre 2020
Un chef-d’œuvre d’une belle liberté, insolent et puissant.
- Réalisateur : Federico Fellini
- Acteurs : Freddie Jones, Barbara Jefford
- Genre : Comédie dramatique, Musical
- Nationalité : Français, Italien
- Durée : 2h07mn
- Titre original : E la nave va
- Date de sortie : 4 janvier 1984
Résumé : En 1914, le port de Naples est le théâtre d’événements peu banals. La haute société européenne, artistes et politiciens de renom, s’apprête, au cours d’une croisière, a disperser les cendres de leur diva adulée. Les premières manifestations de la guerre vont frapper de plein fouet les insouciants passagers...
Critique : Dernier chef-d’œuvre indiscutable de Fellini, Et vogue le navire est une manière de condensé, à la fois somme funèbre et célébration sans fin de l’art. En imaginant une situation de départ entre réel et métaphore, il fait du navire un monde en lui-même, mais un monde plié à sa vision, ou plutôt à ses visions. Car ce qui frappe d’abord, c’est l’extraordinaire inventivité d’un jeune sexagénaire, en pleine conscience de ses moyens : inventions visuelles, évidemment, avec ce faux affirmé (une femme devant le coucher de soleil s’extasie : « Quelle merveille ! Il a l’air faux ! »), amis aussi, avec son compagnon Tonino Guerra, inventions scénaristiques et audaces narratives. C’est qu’ici Fellini ose tout : montrer les rouages du film, s’offrir un début et une fin muets, allonger des séquences pour le simple plaisir de filmer (a-t-on souvent senti pareille jouissance à proposer des images, voire une imagerie ?) ; il prend prétexte d’un reporter, qui est aussi son alter ego (ne le voit-on pas essayer un chapeau identique à ceux du maestro ?) pour jouer avec les points de vue comme autant de chausse-trapes : qui filme le reporter ? Comment sait-il que nous avons vu la chambre-musée ? Ou que le bateau va sombrer alors que rien ne l’indique encore ? Pourquoi parle-t-il à un public alors que le cinéma est muet ? On connaît la réponse, Fellini ne cesse de la proclamer : tout est jeu ; le cinéma, c’est la lumière et c’est le faux, il se plie à la volonté des inventeurs.
À partir donc de ce navire monde, aussi improbable que celui d’ Amarcord, le réalisateur décrit une société venue célébrer la dispersion des cendres d’une grande cantatrice. Son regard impitoyable montre ces gens de l’art comme des nombrilistes sans âme : ainsi de « la » Cuffori, qui refuse de chanter dans la salle des machines, mais s’y résout pour ne pas laisser la lumière aux autres ; elle a d’ailleurs sans doute le rôle le plus ingrat, véritable oiseau momifié, mais c’est l’ensemble du groupe qui vit dans un univers clos, sans trace d’humanité. Ce que semblent leur reprocher les scénaristes, c’est qu’ils ne sont plus habités par leur art, qui n’est que démonstration vocale ou phénomène de foire (la poule hypnotisée). Alors, certes, en un dernier geste, ils paraissent sauvés par leur chant durant le naufrage ; mais l’héroïsme verdien n’est qu’apparence grotesque, dont le pendant est le reporter qui se met en maillot au même moment.
Sans aucun doute, Fellini n’épargne pas ses personnages, mais c’est qu’il enregistre leur fin, la fin d’une époque ; le grand-duc dit lui-même : « Nous sommes tous morts ». Condamnés par leur manque de foi en l’art comme par leurs vices (à cet égard le film tient du catalogue, de l’amateur de petites filles au mari à la jalousie masochiste), ils sont des dinosaures asphyxiés et il faudra le sang neuf des Serbes pour les dynamiser, au risque du ridicule. Le réalisateur, qui privilégie les plans fixes, se fend d’un magnifique travelling (l’un des rares) pour parcourir le bateau en montrant le mélange des classes ; c’est très beau, mais évidemment éphémère puisque les migrants (clin d’œil de l’histoire) seront rapidement livrés au navire de guerre, monument quasi abstrait et doué d’une vie propre. C’est par le chant et la danse « authentique » des Serbes que le brassage est possible, puisque l’opéra est devenu une coquille vide prétexte à acrobaties vocales
Rejouant son rôle dans le cinéma italien, Fellini s’amuse aussi des adieux à un art corseté, qui, entre une époque muette inventive et l’arrivée des jeunes loups (parmi lesquels, évidemment, lui-même), a vécu d’intrigues compassées et de clichés. L’ailleurs, représenté ici par les Serbes, c’est ce qui innerve, empêche la claustration. C’est par le sang neuf que toujours une époque se régénère, renverse les idoles formolées d’un autre temps.
Disant cela, on a conscience de ne pas épuiser (mais c’est impossible) la richesse d’un film que chaque séquence, petit récit presque indépendant, dote d’une densité nouvelle. Il faudrait multiplier aussi les points de vue, sociologiques, psychanalytiques (ah ! Ce rhinocéros dans la cale !) en admettant que les grandes œuvres échappent toujours à l’exégèse, et c’est bien le signe de leur vitalité. On s’est d’ailleurs beaucoup interrogé à la sortie du film sur sa « signification », voulant y voir une parabole ou une fable ; mais Et vogue le navire dépasse les interprétations univoques et on serait en peine de l’expliquer en unifiant autant de sens éclatés. C’est aussi pourquoi, plus de trente ans après sa sortie, il garde un charme et un pouvoir de fascination intacts : Fellini, remarquable inventeur d’images, a une puissance d’imagination inouïe, que peu de créateurs atteignent à ce niveau ; le film est à la fois limpide et d’une complexité rare, avec ses intrigues multiples, ses jeux narratifs, ses symboles et ses références. Mais au bout du compte ne reste que l’extrême fluidité qui se confond avec une beauté mélancolique et profonde.
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dscdmellet 16 novembre 2019
Et vogue le navire - la critique du film
Federico Fellini est le génie absolu du cinéma et ’e la nave va’ en est une preuve et pas des moindres, au niveau de ’Roma’ et de la Dolce Vita