Le 18 juillet 2012
- Réalisateur : Stefano Sollima
Tous les flics sont-ils des bâtards ? Réponse du cinéaste Stefano Sollima...
C’est dans les locaux de son distributeur français, Bellissima Films, que Stefano Sollima a accepté de répondre à nos questions, à l’occasion de la sortie de son premier long-métrage, All cops are bastards, prix "Sang Neuf" 2012 au Festival International du Film Policier de Beaune.
Formé à l’école du reportage et de la série télévisée, Stefano Sollima s’attaque dans ce film à prélever un échantillon moral de la société italienne actuelle, davantage qu’à décrire un monde corporatiste, celui des CRS. La haine et la peur de l’autre sont les thèmes dominants du film, qui constate plus qu’il ne cherche à démontrer. Un projet excitant et ambitieux, qui connaît des moments de réelle force, et s’inscrit dans un nouveau sang du cinéma italien, aux prises avec la réalité et l’histoire contemporaine.
La documentation, le travail, l’ironie, la crise des valeurs ; conversation (à l’italienne), en quelques questions.
aVoir-aLire : A partir du livre de Carlo Bonini, vous réussissez à conjuguer romanesque et réalisme. Avez ressenti le besoin, par la suite, de faire du travail d’immersion chez les CRS, de vous documenter davantage, d’assister à des interventions ? Comment s’est passé ce travail entre adaptation et documentation ?
Le livre ne contient pas de part fictionnelle ; c’est d’abord un reportage, et donc uniquement du réel. Le livre de Bonini, nous avons trois personnages, trois flics dont on raconte la vie, mais qui apparaissent avec leur vrai nom et leur vrai prénom. Mais il s’agit seulement d’un point de départ, car afin de conserver l’âme de ce livre, qui raconte la société à travers ces trois points de vue, il fallait en trahir toute la structure dramatique. Une fois que j’ai lu le livre, il a fallu que j’interviewe des dizaines et des dizaines de CRS, pour me faire ma propre idée de ce monde-là, et pouvoir construire à mon tour une « image ». Après avoir terminé ce travail d’enquête et de documentation, nous avons construit un scénario qui, encore une fois, trahit complètement la structure dramatique du livre ; mais ce qui nous importait, c’était de réussir à faire un portrait de la haine dans la société italienne actuelle. Ce qui, selon nous, était vraiment l’âme du livre, et qui est au fond l’âme du film.
Le même processus a-t-il été nécessaire dans le travail avec les acteurs ? Dans le film, nous faisons face à des personnages presque tous dotés de traits antipathiques, même si le spectateur s’attache à eux. Comment les acteurs ont-ils apprivoisé l’idée de jouer des personnages arborant dans leur appartement des affiches du Duce ? Sont-ils eux aussi allés en immersion ?
Ils ont d’abord rencontré beaucoup de policiers, notamment un d’entre eux qui est par la suite devenu une sorte d’ami commun à tous, parce que c’est lui qui leur a permis d’entrer dans cet univers. Ils sont même allés au stade faire le service d’ordre en civil, mais avec une écharpe autour du visage (parce qu’ils sont des acteurs très connus en Italie, et que les gens auraient pu se demander ce qu’ils foutaient au milieu des CRS !), à quelques mètres derrière le cordon de sécurité des CRS, pour voir comment les choses se passaient. Enfin, ils ont suivi aussi un training physique, qui est le training habituel que suivent les CRS – c’est-à-dire un entraînement pour pouvoir gérer l’uniforme, les combats, etc…
En tant que réalisateur, quel rapport avez-vous à l’ironie dans ce film ? Je pense notamment à un plan qu’on voit deux fois dans le film, celui sur la fresque dans la caserne, qui représente les CRS en guerriers de l’Antiquité. La première fois, on a envie de rire, le dessin paraît ridicule. Mais la deuxième fois, nous sommes dans le point de vue de Negro, qui amène sa fille à la caserne, et brusquement notre regard change. Est-ce ce type de trouble que le film cherche à provoquer en nous ?
J’ai personnellement dans la vie une approche ironique, qui consiste à ne pas prendre les choses trop au sérieux. La première chose à retenir est que cette fresque est une vraie fresque. Maintenant, on la trouve à l’entrée de la caserne des CRS, juste avant les chambrées. En fait, l’intérêt de la mettre dans le film, c’est que ça paraît presque forcé : le spectateur regarde ça, et se dit : « C’est un truc du metteur en scène, qui a voulu me dire : regarde comme les CRS sont fascistes ! ». Mais en fait non, le metteur en scène n’a rien voulu montrer, car c’est la réalité. Et quelquefois la réalité est plus ironique que la fiction.
Tout ce qui transparaît dans le film, ce sont la haine, les sentiments violents, la réutilisation forcée de l’histoire… Vous montrez toujours les émotions à l’état pur, et jamais les causes, qui demeurent constamment hors-champ. Peut-on se hasarder à trouver des causes, ou est-ce le travail du film que de provoquer cela chez le spectateur ?
Il est difficile d’expliquer pourquoi une société est violente. On sait que la haine naît d’un autre sentiment, la peur, et notamment la peur des choses qu’on ne connaît pas. Moi, instinctivement, je serais porté à haïr tout ce que je ne connais pas. C’est très difficile de deviner les causes, car la haine est finalement l’un des sentiments les plus enracinés dans l’être humain. Paradoxalement, l’amour n’est peut-être pas un sentiment naturel de l’homme ; l’amour n’existe pas dans la nature : il existe entre les hommes, parce que c’est une convention. C’aurait été absurde de penser un film d’une heure et demie qui essaie de comprendre la raison de la haine. Ce qui est peut être intéressant en revanche, c’est de montrer comment la haine rentre et monte dans une société civile. Je n’ai jamais pensé à raconter la cause de la haine : je trouvais qu’il était déjà compliqué de raconter toute la toile, toutes les différentes ramifications de cette haine dans la société.
Dans ce parcours de la haine, on constate une crise des valeurs, une mort de l’Etat. Est-ce votre constat pessimiste sur l’Italie d’aujourd’hui et de demain, qui paraitrait sans porte de sortie sur l’Europe, l’extérieur ?
En fait, je pense que cela ne concerne pas simplement l’Italie, mais une situation européenne. L’Occident est en train de vivre une crise de valeurs « spirituelles » très forte. Quand on regarde la violence dans ce film, elle apparaît totalement dépourvue de sens : ce n’est même pas une violence qui serait là pour améliorer notre condition matérielle ; c’est une violence qui s’affirme juste comme une espèce de défoulement animal.
Le film tranche avec ce que l’on reçoit souvent en France du cinéma italien – comédies romantiques, l’Italie belle et sous le soleil… Le film s’inscrit davantage dans une génération de cinéastes, comme Matteo Garrone, qui montrent la société et prennent les sujets « actuels » à bras le corps. Est-ce selon vous parce que le public italien est désormais prêt à voir cela ?
Oui, le public est prêt, et Gomorra a fait beaucoup plus de chiffre que de nombreuses comédies italiennes ! Je pense même que le public n’attend qu’une chose, c’est de voir des films comme ça.
Pensez-vous vous réattaquer à d’autres sujets « actuels » tels que celui-ci ?
Oui, je suis en train de travailler à un projet de thriller, même s’il n’a pas vraiment de rapport avec ACAB.
En termes de réalisation, de filmage, de montage, on sent dans le film une certaine influence de la série. Est-ce que le cinéma a à apprendre quelque chose de la série (et si oui quoi), ou bien les deux formes vont-elles évoluer dans des styles complètement différents ?
Ce sont deux moyens divers, mais par exemple, aux Etats-Unis, les grands cinéastes (Michael Mann, Steven Spielberg…) travaillent à la fois pour le cinéma et pour la télévision. Il n’y a pas d’un côté la série A, de l’autre la série B ; ce sont deux moyens d’expression extrêmement différents. Cela a également beaucoup évolué, du fait qu’on se permet aujourd’hui à la télévision des choses qu’on ne se permettait pas avant, notamment sur des premiers plans, où l’on a des choses beaucoup plus vivantes qu’avant. Après, ce sont juste des questions de formats différents. Quand on a une histoire qui fait 400 ou 500 minutes, on va du côté de la télévision, et pas du côté du cinéma. Mais ce sont vraiment deux choses qui se croisent et s’influencent, oui.
Dans ACAB, on peut presque imaginer l’histoire sur une durée plus longue. C’est aussi le plaisir du spectateur d’avoir une histoire au format film, mais de prolonger une histoire à Cobra, Negro, etc…, au-delà du corps du film qui est lui-même très tenu.
Si on voulait faire un film comme celui-là avec 12 épisodes, en partant d’ACAB, ce ne serait pas évident, parce que ce ne serait plus un film sur la haine dans la société, mais un film policier avec 4 personnages rencontrant diverses aventures. Ce serait un projet tout à fait différent, et pas nécessairement évident à faire…
Propos recueillis à Paris le 10 juillet 2012.
Merci à Olivier Favier pour la traduction.
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