Le 24 octobre 2018
A l’automne 2008, le film de Laurent Cantet sortait dans les salles, suscitant des réactions contrastées. Et il fut très peu question de cinéma.
- Réalisateur : Laurent Cantet
- Acteurs : François Bégaudeau, Louise Grinberg, Rabah Naït Oufella, Agame Malembo-Emene
- Genre : Comédie dramatique
- Nationalité : Français
- Durée : 2h08min
- Date de sortie : 24 septembre 2008
- Festival : Festival de Cannes 2008
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Dix ans après : Tranchons d’abord : Entre les murs n’est pas un film sur l’école, mais à partir de l’école. Cette distinction établie, on évitera de reprendre une discussion vieille d’une décennie, qui agita notamment le monde enseignant et révéla les identités pédagogiques de chaque intervenant, à l’aune des jugements formulés sur la posture du maître, comme s’il s’agissait de psalmodier l’intitulé d’une brochure à l’usage d’un stagiaire de l’ESPE, en rappelant qu’on n’abandonne pas une classe aux fins d’amener un élève chez le principal et qu’on ne traite pas deux déléguées de "pétasses".
Pendant que républicains et pédagogues délimitaient chacun les lignes de front d’un combat déjà dépassé, en investissant chaque situation pour défendre leur bout de gras, Cantet et Bégaudeau remarquaient, plutôt consternés, qu’on ne parlait absolument pas d’un objet cinématographique, mais d’une coquille de noix, ballottée au gré des discours, parce qu’à chaque fois qu’on aborde le sujet de l’école dans ce pays, c’est plutôt la foire d’empoigne. A telle enseigne que même si Proust s’aventurait aujourd’hui d’en faire le thème d’un nouveau tome de La Recherche -ce qui nous étonnerait-, un certain nombre d’éducateurs zélés oublieraient de s’extasier sur les longs rubans syntaxiques de sa prose chatoyante, pour signaler qu’à la page 123, l’enseignant assène un peu trop sévèrement son autorité ou la délaisse imprudemment.
On sait à quel point le débat éminemment sociétal qui prolongea la sortie d’Entre les murs dénia à cette œuvre ses intentions profondément artistiques, ce que l’auteur du livre adapté et personnage principal du long-métrage ne manqua pas de relever dans son récit Deux singes ou ma vie politique, paru en 2013.
Comme un avant-goût de ce qui allait se passer vingt-quatre mois plus tard, l’ouvrage Entre les Murs avait déjà subi les assauts d’une lecture politique, qui lui avait ôté son caractère fictionnel -pourtant, on repère le mot "roman" sur la page de garde- et l’avait rendu aisément soluble dans une polysémie discursive qui, évidemment, de la gauche à la droite, n’engendre pas les mêmes conclusions sur les échantillons observés : "Sous-jacent à l’achat massif du roman, il y avait le désir vaguement effrayé d’approcher les sauvageons noirs et arabes que cette immersion en collège ZEP met en scène pour se voir confirmer qu’ils sont irrécupérables (droite) ou éducables (gauche). Dans les deux cas : neutraliser la bête", commentera François Bégaudeau au chapitre "2008" de Deux Singes. Pendant la promotion de l’ouvrage, l’écrivain répondra poliment à des gens qui ne lui parlaient pourtant jamais de littérature.
Lorsqu’un peu plus tard, le film est sélectionné au Festival de Cannes, puis remporte la Palme d’Or, les mêmes causes provoquent les mêmes effets : la volonté d’en découdre sur un sujet de société transformera acteurs, réalisateur et scénaristes de cette œuvre en spectateurs d’une polémique typiquement hexagonale, où les vieilles lunes de la réflexion pédagogique vont ensevelir sous un monticule d’arguments l’objet prétendument là pour exciter la machine à neurones et aiguiser les armes d’une passion bien française. Et comme si cela ne suffisait pas, Cantet et Bégaudeau seront sommés de valider le soubassement moral d’un certain nombre de questions, en y répondant. "Est-ce qu’Entre les murs montre une bonne image de l’école ?", "Est-il difficile de faire cours aujourd’hui ?". Ou encore : "François Marin a-t-il tort ou raison ?", "Est-il bon, est-il mauvais ?". On n’a pas osé "Quatre notes par trimestre, c’est trop peu ?". Mais c’était moins une.
Evidemment, rien de ce qui affleure dans ces questions ne réfère à des cadres, des plans, des travellings, de la même manière que, deux ans plus tôt, aucun des propos de Philippe Meirieu, interrogeant son hôte lors d’une émission enregistrée à l’IUFM de Lyon, ne mentionnait une ellipse, un point de vue, un rythme de phrase, bref une manière d’écrire dont on peut reconnaître la valeur ou l’inanité, sans qu’il soit indécent de trouver normal que, parlant de littérature, on évoque l’écriture, et parlant de cinéma, on aborde le travail sur l’image. Tout à son affaire, qui l’occupe depuis plus de quarante ans, Meirieu préféra conjecturer sur des postures professorales et des contenus à transmettre. Là encore, Bégaudeau répondit poliment.
Durant la promotion d’Entre les murs (livre et film), la résonance sociétale du propos engloutit, sans autre forme de procès, des intentions formelles au service de situations qui, justement, n’induisaient aucune conclusion définitive, ni pour prendre le parti des enseignants, ni pour prendre celui des élèves, de l’administration, ou des parents.
On n’en dira pas autant d’un certain nombre de longs-métrages sur l’école, dont les trames diégétiques ne s’apparentent qu’à des biais de confirmation. S’il s’agit d’assujettir la mise en scène à ce qu’elle doit signifier, pour cliver les personnages selon leurs fonctions précises, alors on peut inclure quasiment toute la production cinématographique sur le sujet "Education nationale", des comédies potaches à la Zidi ou à la Schulmann, jusqu’aux productions estampillées "Instruction civique", façon Les Héritiers. Car l’on mesure toute la différence qui existe, dans la mise en scène, entre le traitement du professeur Anne Guesguen et du professeur François Marin.
Sur Entre les murs, à de rares exceptions près, le travail d’analyse (littéraire ou cinématographique) n’a pas été fait et l’on se moque évidemment que la réception critique ait tressé des couronnes de lauriers à ce film, si l’argumentaire ne prend pas acte d’une spécificité générique. On se souvient quand même d’un excellent article des Cahiers du Cinéma, qui relevait le travail de mise à plat des situations et des discours, éclairé par un dispositif global de champ-contrechamp, au sein même de la classe, lequel dispositif, promenant son regard sur les uns et les autres, ne donne la primeur à aucun des protagonistes, ne le leste d’une quelconque préséance. Aujourd’hui encore, ces lignes produites demeurent parmi les meilleures qu’on ait lues sur cette œuvre.
A ce titre, puisqu’il n’opère selon aucune focale, le film translate le projet d’écriture qui a présidé à l’élaboration de ce récit profondément horizontal, dont la structure laisse à tous les discours la possibilité d’une existence, sans que le substrat du commentaire n’en dévoile la pertinence ou l’inconsistance. Si, dans bien des témoignages enseignants, le texte surplombe son objet sur le mode de la déploration, l’auto-justification ou la satisfaction béate, les trois se tenant parfois la main au gré des vicissitudes du métier, le récit de Bégaudeau ne se limitait qu’à la fidélité au réel, comme un principe de base, et trouvait une forme pour dire cette réalité, dans le récit comme dans le discours, ce principe étant inhérent à une intention plus globale, déclinée à travers tous les livres de son auteur, qu’il s’agisse de Jouer juste (jouer juste, tout un programme, au sens propre du terme !) ou du récit En guerre, paru récemment.
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L’adaptation cinématographique n’a pas trahi cette velléité : on a suffisamment loué la crédibilité des acteurs, on a glosé sur le mince fil tendu entre réalité et fiction, on a commenté la contamination des registres de langue, pour déplorer le plus souvent que le prof se mette à parler comme les élèves, ma pauvre dame. En revanche, l’absence globale de profondeur de champ, qui concerne à la fois les plans sur Marin et ceux sur les élèves, n’a pas été reliée à cette tension qui maintient les uns et les autres dans l’échange et en fait une des conditions nécessaires, pour configurer un espace commun, où le désir de la dispute, au sens le plus étymologique du terme, explique un certain nombre de jeux d’échos : ainsi en est-il de la posture de Souleymane, lors de son premier affrontement avec l’enseignant. Le geste anticipant la parole, le jeune garçon répond déjà à son professeur, qui, quelques scènes auparavant, trouvait le soutien du tableau de classe.
Le plaisir de constater cette simple analogie ne nous exhorte pas à distribuer les bons et les mauvais points, comme dans le debriefing d’une inspection ou le déroulement d’un conseil de classe. En vérité, on se fiche de savoir si cet élève ou cet enseignant fictionnalisés adoptent la posture la plus adéquate à ce que signifie le vivre-ensemble, dont le simple tiret suffit à déclencher l’hilarité. On laisse ces conclusions à Brighelli, Goyet ou Roder, tous prompts à délivrer des brevets de vertus éducatives. Et même à les parapher.
Non, notre plaisir est sans doute semblable à celui d’un spectateur de football, qui voit circuler l’énergie du langage tel un ballon, et constate que le terrain ainsi délimité par la caméra permet une mobilité plus rapide et plus nerveuse, même s’il existe aussi des temps morts et qu’à ces moments précis, lorsque Marin écrit, quand les élèves travaillent, le plan s’élargit, un en-dehors existe que surplombe -au sens géographique- le professeur qui voit des adolescents s’entraîner dans la cour de récréation.
"Entre les murs", c’est aussi entre les lignes d’un périmètre où une situation scolaire semble un inépuisable réservoir à saynètes, même si, dans la réalité, hélas, ce qui se passe tient moins du Barça-Real que du Marseille-Provins.
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