Le 4 décembre 2013
- Réalisateur : Nana Ekvtimishvili
Nana Ekvtimishvili, cinéaste géorgienne, revient pour nous sur les secrets de fabrication de son premier long-métrage, Eka et Natia, co-réalisé par Simon Grob. Place à la rencontre.
Nana Ekvtimishvili, cinéaste géorgienne, revient pour nous sur les secrets de fabrication de son premier long-métrage, [Eka & Natia, chronique d’une jeunesse georgienne, co-réalisé par Simon Grob. Place à la rencontre.
Avoir-alire : Votre film Eka et Natia porte à l’image une pratique étonnante, celle du kidnapping, qui dans la Géorgie des années 90, constitue une véritable demande en mariage. Pouvez-vous nous en dire plus. Est-ce une dérive typique de l’époque ou la résurgence d’une tradition passée ?
Oui c’est avant tout une tradition. Mais dans les années 90, elle a pris une ampleur toute particulière. A l’époque, la société chaotique ne permettait pas d’encadrer correctement la jeunesse. Il n’y avait plus de police, plus de structure et les parents étaient absorbés par les problèmes du quotidien, par le manque de nourriture. La jeune génération a fait ce qu’elle a voulu. Et les garçons ont joué, comme de grands enfants, avec les filles et avec les armes. Même s’il se pratiquait auparavant, le kidnapping a littéralement explosé dans ces années-là. Aujourd’hui, la société a changé. Les kidnappings n’existent presque plus. Mais le mariage adolescent est toujours une réalité. L’an passé, 7000 filles ont quitté l’école pour se marier.
L’une de vos héroïnes Eka, règne sur Tbilissi du haut de ses quatorze ans, telle une reine des glaces. Pourquoi avoir choisi de faire d’elle un personnage mutique, distant, froid et imperméable à la dureté de la réalité qui l’entoure ?
C’est certain qu’Eka n’est pas du genre expressive, contrairement à Natia, qui elle, brille par son extraversion. Et avant de parler du personnage, il faut parler de l’actrice. Je peux écrire tout ce que je veux, si l’actrice n’y retrouve pas une part d’elle-même, cela n’a pas de sens. Et Lika, la jeune fille qui interprète Eka, est dans la vie comme à l’écran, sophistiquée et distante. Elle n’essaye jamais de vous impressionner. C’est ce qui nous a plu à Simon et à moi. Alors bien sûr, entre Eka et Lika, on retrouve un certain nombre de similitudes. Mais au delà de l’introversion, Eka est aussi une jeune fille sur la défensive, portée par une tension permanente. Tout est une question de fusion. Quand Lika a rencontré le personnage d’Eka, ce fut un moment magique. Elle a toute suite compris sa singularité : celle d’être à seulement quatorze ans, d’une grande lucidité sur le monde qui l’entoure. Très réfléchie, Eka pense en permanence. Mais c’est aussi un danger, un défi. Parfois, cela pouvait être effrayant de se dire qu’il allait falloir que j’extériorise, que j’extirpe littéralement ces pensées et ces émois, par la mise en scène. Mais quand j’ai vu le visage de Lika, j’ai su que la force de son expression suffirait. Je ne voulais pas que Lika joue. Les enfants ne peuvent pas jouer. Il faut miser sur l’éclat du naturel.
Comment votre tournage a-il été accueilli en Géorgie ?
Très bien. J’ai rarement eu à affronter des réactions négatives. Et quand cela est arrivé, je les ai comprise... Néanmoins, le cinéma n’est pas pour moi un divertissement. Mon but n’est pas de faire un film touristique où je montrerais à quel point mon pays est magnifique, que rien n’arrive ici, que tout est calme, que le pays est moderne. Vous allez au cinéma pour voir autre chose : des histoires vraies avec des personnages et des émotions. A Tbilissi, les gens étaient vraiment excités par le tournage. Ils ont aimé le film parce qu’il parle de leurs vies. A un point que je n’imaginais pas. Des filles venaient me voir, me racontaient leurs kidnappings. J’étais étonnée de voir que cela avait touché toutes sortes de milieux sociaux, certaines venaient de bonnes familles, étaient riches et éduquées. Elles n’avaient pas honte. Elles se sont juste mises à parler. Avant le tournage, pendant mes rencontres, lorsque j’en venais au sujet du kidnapping, certains me disaient : mais cela n’arrive plus aujourd’hui, ou seulement dans les montagnes ! Ils étaient dans la réserve, dans le doute. Mais quand ils ont vu le film, ils ont réalisé que c’était leur vie que je portais à l’écran. Il se sont vraiment identifiés aux personnages : ça les a touché.
Dans votre film, Tbilissi semble désertée par les hommes. Pourtant la présence fantomatique du père d’Eka plane, mystérieuse et invisible, à l’angle de nombreux plans. Que signifie pour vous ce dernier plan, cette confrontation au paternel criminel jusqu’alors rejeté : l’éclosion de la maturité d’Eka, qui d’une certaine manière, accepte désormais de vivre dans un monde qu’elle sait imparfait ?
Je ne dirais pas qu’elle l’accepte. Parce que c’est une personnalité très forte. On peut le ressentir dans ses réactions, dans sa façon de danser, dans ses silences et ses mots, qu’elles assènent comme des coups de poings. Au début du film, elle n’est pas dans l’acceptation mais plutôt dans le rejet. Face à la société qui l’ignore ou la réprime, elle se débat. A la fin, elle revient sur la décision de ne plus voir son père. Et oui, d’une certaine manière, elle grandit. Elle comprend que le monde n’est pas dual, fait de noir ou fait de blanc. Jusque là, son père lui posait un problème de conscience, parce qu’elle découvre qu’il est un meurtrier, qu’il a tué le père d’un garçon de son âge. Avec cette scène finale, elle n’est pas encore prête à accepter l’horreur, de son père et du monde, mais elle est prête à en parler avec lui. Elle ressent le besoin d’entendre la vérité. Sa mère la protégeait et lui mentait alors qu’Eka n’a pas besoin de la protection de quelqu’un d’autre. C’est une guerrière.
Dans votre film, le gouffre entre les hommes et les femmes est perpétuel. Au point que même rassemblés dans une pièce, les deux communautés semblent se heurter sans jamais vraiment se mélanger. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Dans les années 90 et bien avant, la société géorgienne était divisée en deux : les hommes et les femmes. Aucun de ces deux camps n’était habitué à se parler. Et je pense que c’est pour cela que nous avons dans notre culture le kidnapping. Pour les hommes, c’était une façon de dire ’’je t’aime’’. Avec les mains plutôt qu’avec les mots. Ce qui est absurde, parce qu’ils n’en ont pas besoin ! Les femmes adoreraient s’entendre dire ces mots. Je pense que quelque part, cette culture de la communication, de l’expression des sentiments, nous manque. Pour les hommes comme pour les femmes. Personnellement, j’ai quelques amis avec qui je peux parler de tous les sujets. Mais je ne pense pas que ce soit possible avec tous les Géorgiens. Et je pense qu’il est grand temps de commencer à communiquer. Avec tout le monde. Hommes et femmes, gays et lesbiennes, chrétiens et musulmans, géorgiens ou non géorgiens. Il nous faut tous faire le premier pas.
Les jeunes couples d’aujourd’hui ont-ils réussi à renouer le dialogue ?
Oui, cela commence doucement à changer. Mais le problème c’est que la plupart du temps, ces jeunes couples sont forcés de vivre chez leurs parents. A cause de la situation économique, les jeunes n’ont pas de travail, pas d’appartement, pas d’avenir à deux immédiat. Et peu importe à quel point vous êtes réfléchi, un tel contexte mène forcement à une série de confrontations plus qu’à un dialogue.
Avec le mariage de Natia, vous faites un choix de mise en scène intéressant : filmer en plan fixe la danse d’Eka et se focaliser sur son visage plutôt que sur les mouvements de son corps. Pourquoi ?
Simon et moi ne voulions pas tomber dans une célébration de la culture géorgienne. Dans cette danse, les pas sont effectivement primordiaux. Mais pour moi il était plus important de montrer ce que ressent Eka. Si l’on s’était focalisé sur la danse, l’on aurait perdu Eka. Dans cette scène, la gravité du visage contraste d’avec l’allégresse de la fête. Et en dit beaucoup. De mon point de vue, la mise en scène n’a pas pour mission de décrire les choses mais plutôt d’illuminer les émotions. Parfois, vous montrez quelque chose, mais on ne voit rien. Et d’autres fois vous ne montrez rien et on ressent tout.
Avez-vous de nouveaux projets ?
Oui. Une histoire plantée en Géorgie encore ! Mais contemporaine cette fois. Pour l’instant c’est un peu vague, mais je pense me focaliser sur l’exploration d’une seule et même grande famille géorgienne.
En salle le 27 novembre 2013
Galerie photos
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.