Le 15 avril 2019
- Scénariste : Zerocalcare
- Dessinateur : Zerocalcare
- Genre : Autobiographie
- Famille : Roman graphique
- Editeur : Cambourakis
Entretien avec Zerocalcare, auteur majeur de la bande dessinée italienne contemporaine.
À l’heure où le débat public italien est dominé par l’extrême-droite de Salvini, il y a un paradoxe à voir Zerocalcare, auteur engagé issu de la gauche contestataire romaine, comme l’auteur de bande dessinée le plus populaire d’Italie. Né en 1983, Zerocalcare – de son vrai nom Michele Rech – dessine d’abord des affiches et pochettes de disques au sein de la scène punk romaine, avant de se faire connaître auprès du grand public par l’intermédiaire de son blog. Si ses planches sont volontiers autobiographiques, l’auteur n’évoque pas encore ses engagements politiques. La publication de Kobane Calling change la donne. Parti avec des amis au moment de la bataille de Kobané, Zerocalcare relate son quotidien dans une zone de guerre et revient sur les enjeux et les motifs du combat politique des Kurdes du PKK. La majeure partie de son œuvre prend toutefois place à Rome, et même dans le quartier de Rebibbia, au nord-est de la ville, auquel il est viscéralement attaché.
Le fil rouge de l’œuvre de Zerocalcare est la mise en scène de soi. Mais chez lui, l’autobiographie n’est pas narcissique, bien au contraire. Qu’il partage ses engagements envers les Kurdes ou qu’il narre ses angoisses et son quotidien avec ses amis comme dans Au-delà des décombres, Zerocalcare esquisse le portrait d’une génération italienne confrontée à la crise. C’est probablement dans ces (auto)portraits sincères que ses nombreux lecteurs s’identifient. Il faut dire qu’il a l’art d’insérer dans son dessin des références à la culture populaire de sa génération : c’est ainsi que sa mère apparaît sous les traits de Dame Gertrude, du Robin des bois de Disney.
De passage à Paris, Zerocalcare nous a accordé une interview dans un français impeccable – une partie de sa famille vient de France - dans les locaux de Cambourakis, son éditeur français.
Comment vous êtes venu à la bande dessinée ?
J’ai grandi en lisant de la bande dessinée. J’ai commencé à fréquenter la scène punk-romaine à 14-15 ans. Comme je ne savais pas jouer d’instrument de musique, je dessinais les couvertures de disques. À 17 ans, je me suis rendu aux manifestations contre le G8 à Gênes [NDLR : Le G8 de Gênes en 2001 – qui réunit les dirigeants des pays les plus industrialisés – a provoqué des contre-sommets ainsi que des manifestations de la part de la gauche italienne. La police italienne a réprimé les manifestations avec une très grande violence, provoquant la mort par balle de Carlo Giulani et 600 blessés parmi les manifestants]. J’ai été marqué par la répression et en revenant chez moi, j’ai réalisé une bande dessinée de 6-8 pages où je racontais ce qu’il s’était passé. J’ai continué ensuite quand j’ai fréquenté le milieu des Centres sociaux [En Italie, un Centre social autogéré est un endroit où des militants produisent des activités socio-culturelles et politiques dans une optique anti-marchande].
Vous faites référence à la manifestation contre le G8 à Gênes, un événement que vous mentionnez également dans le premier tome d’Au-delà des décombres. Qu’est-ce que représente cet événement pour vous et pour la jeunesse contestataire italienne ?
Dans ma vie, il y a un avant et un après le G8 de Gênes. Cet événement m’a énormément marqué. J’étais très jeune. Si ce n’était pas la première fois que j’étais confronté à des violences policières, je n’avais jamais assisté à une telle violence de la part d’une armée qui était venue pour anéantir les manifestants. Cet événement a changé mon rapport à l’uniforme et à l’autorité. J’ai encore des frissons quand je repense à ces manifestations.
Les militants qui ont vécu Gênes ont tous le même rapport à cet événement. Gênes a changé les formes de la politique italienne. La répression des manifestations de Gênes a énormément pesé dans le débat violence / non-violence, et a inhibé beaucoup de monde. On a dû attendre 2011 pour que des choses recommencent avec des militants qui n’avaient pas la mémoire de Gênes.
- Michele Rech / Cambourakis
Zerocalcare revient en quelques planches sur les manifestations contre le G8 de Gênes. La répression - qui fait un mort - est un événement traumatique pour toute une génération de la gauche contestataire italienne.
En Italie, vous avez d’abord connu le succès à travers votre blog. Pourquoi avoir créé un blog ?
En fait, ce n’est pas moi qui ait eu l’idée de créer un blog. J’ai envoyé des planches pour un magazine qui a rapidement disparu, Il Canemucco [fondé par Makkox]. Makkox m’a incité à continuer malgré la disparition de la revue. Comme personne ne me connaissait à l’époque, il m’a conseillé d’ouvrir un blog pour que les gens voient ce que je faisais. Mais j’avais peur que personne ne vienne sur ce blog… En fait c’est mon ami [Makkox] qui a créé le blog et qui a posté mes premières histoires. Quand j’ai vu que le blog marchait bien, j’ai commencé à m’investir et à poster directement mes histoires. Et en fait, le blog a très bien fonctionné.
Les planches que je créais pour le blog étaient copiées sur Boulet, que j’adore. Comme il était étranger, je me disais que personne n’irait voir… Du coup, je m’inspirais de lui pour faire mes propres histoires.
Comme Boulet, vous reprenez régulièrement des éléments de la culture populaire dans vos histoires…
Le fait d’utiliser des personnages de la culture populaire est un raccourci. Insérer une référence que tout le monde connaît évite de faire une longue description qui serait ennuyeuse. C’est plus efficace.
Vous personnifiez vos conflits de conscience dans vos bandes dessinées. D’où ça vient ? Et pourquoi avoir choisi un tatou ?
J’ai piqué ça à Boulet ! Il faudrait lui poser la question… Je personnifie ma conscience pour les histoires où je suis seul dans ma chambre. Souvent en BD, quand il n’y a qu’un seul personnage, on représente ses pensées avec un cadre. Personnifier ma conscience me permet de rendre ces passages plus dynamiques, en faisant des plans / contre-plans, et des questions / réponses.
J’ai choisi le tatou car c’est l’animal sociopathe par excellence car il se referme sur lui-même.
Dans Kobane Calling, vous racontez le combat des Kurdes contre Daech mais surtout l’expérience démocratique kurde. Pourquoi être parti ?
Je ne suis pas parti pour faire une bande dessinée, mais parce que j’avais un lien avec la cause kurde. Le président du PKK [Le Parti des Travailleurs du Kurdistan, qui a mené une guérilla contre la Turquie] a demandé l’asile politique en Italie à la fin des années 1990. Dans le milieu des centres sociaux, on s’est dit que quelque chose se passait lors de la bataille de Kobané. Alors on a repris contact avec la communauté kurde romaine, qui nous a raconté ce qu’il se passait là-bas : le siège de Daech, la révolution du Rojava, l’écologie, les femmes combattantes, la redistribution des richesses, la cohabitation des cultures, etc. On a voulu les aider, en apportant des médicaments notamment, et apprendre quelque chose de cette expérience.
Je ne suis pas parti seul : mes copains ont pris plus d’initiatives que moi. Comme j’ai eu peur d’avoir des problèmes avec les Turcs, j’ai demandé au journal italien pour lequel je travaillais de nous donner de fausses cartes de journalistes en échange d’un carnet de voyage dessiné. Le journal a refusé. Le journal a refusé. Finalement, j’ai quand même réalisé quelques planches de bande dessinée pour ce journal.
On a fait un deuxième voyage par la suite pour faire de ces histoires un livre : les premières histoires faisaient en tout une quarantaine de pages, et j’avais l’impression d’avoir été trop superficiel. J’ai décidé de repartir au Kurdistan afin d’approfondir les thèmes que j’avais soulevés.
- Michele Rech / Cambourakis
Vous avez gardé des contacts là-bas ?
Oui. Mes amis et moi avons des contacts très réguliers avec la communauté kurde romaine. La communauté kurde italienne est très impliquée.
Dans Au-delà des décombres, vous mettez beaucoup en scène votre bande d’amis. Tout est vrai ?
Au-delà des décombres est très autobiographique. Tout ce qui se passe, les phrases que les personnages prononcent sont vraies. J’ai interviewé mes amis, et j’ai pris soin d’utiliser leurs propres mots. Après, je mélange parfois des personnages et des situations. Par exemple, j’ai fusionné deux couples d’amis pour n’en faire qu’un seul, afin de simplifier l’histoire.
- Michele Rech / Cambourakis
Vous évoquez dans Au-delà des décombres la peur de changer à cause de votre succès. Pourquoi cette angoisse ?
Je viens d’une communauté très attachée à ses racines, dont les mentalités sont très difficiles à changer. Quand mes BD ont eu du succès, j’ai été confronté à des situations qui sont antithétiques avec qui je suis. J’ai eu du mal à garder un équilibre sans me renier. Quand je suis invité par des journalistes à des débats ou que je dessine pour la Repubblica [quotidien italien de centre-gauche], je suis très loin de mon milieu d’origine. La Repubblica par exemple publie régulièrement des articles qui vont à l’encontre de mes convictions.
Est-ce que ces bandes dessinées fonctionnent pour vous comme une catharsis ?
Je ne crois pas.
Avant Kobane Calling, il n’y avait pas de politique dans mes bandes dessinées. Les journalistes et les lecteurs ne savaient pas que j’étais militant. La publication de ce livre a rapproché mes deux identités, et a créé chez moi une angoisse : que feraient les lecteurs en découvrant qui je suis vraiment ?
La catharsis est plutôt venue d’une exposition qui a eu lieu récemment au MAXXI à Rome [Le Musée national d’art du XXIe siècle. L’exposition a donné lieu à un catalogue]. J’y ai exposé ma production depuis mes dix-huit ans, y compris ce que je cachais aux lecteurs de mon blog. Cette exposition m’a permis de mettre fin à cette angoisse.
Qu’est-ce que vous inspire la situation politique et sociale en Italie ?
Je pense qu’il y a pas mal de gens qui ont voté pour ce gouvernement car leurs études ne débouchaient sur rien. Il y a un problème de pauvreté en Italie : des enfants vivent avec leurs parents à quarante ans car ils ne peuvent pas se payer un loyer. J’ai l’impression qu’il y a une partie de ces gens là qui ont cru à ce qui s’est dit pendant la campagne. On s’est habitué aux propos racistes qui sont devenus dans notre quotidien. Les bateaux de migrants qui restent au large des côtes ne sont plus accueillis, et la société civile italienne ne réagit pas. Cette situation était impensable il y a dix ans.
Avant les élection, j’avais fait une BD pour le supplément de la Reppublica où j’expliquais le rapport des médias avec les thèmes de l’extrême-droite. Je n’ai rien dessiné sur la politique depuis, hormis pour décrire des événements ponctuels qui ont eu lieu dans mon quartier.
Pour finir : quelles sont les bande dessinées qui vous ont marqué, et quels sont les jeunes auteurs italiens que vous conseilleriez ?
Trois auteurs m’ont beaucoup marqué : Boulet, Gipi, Larcenet.
Sinon, il y a beaucoup de jeunes auteurs italiens qui ont du talent. Je pense à ma copine Nova qui a sorti il y a 6 mois un livre qui n’a pas été traduit en français, Stello o Sparo
Kobane Calling, Cambourakis, 2016 - 288 pages, 23 €
Au-delà des décombres, Cambourakis, 2018 - 192 pages, 22 €
Galerie Photos
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