Derrière l’amoralisme, quel monde désiré ?
Le 25 octobre 2024
- Réalisateurs : François Ozon - Alain Guiraudie
- Acteurs : Catherine Frot, Hélène Vincent, Pierre Lottin, Félix Kysyl
- Distributeur : Les Films du Losange, Diaphana Distribution
Comparaison de deux films aux nombreuses ressemblances, tant dans leurs démarches narratives que figures visuelles.
Analyse : Récit d’une expérience spectatorielle récente : dimanche dernier (20 octobre 2024), je me rends à la séance de 14h45 de Quand vient l’automne de François Ozon. Le soir même, je me fais une autre toile et tombe sur la bande-annonce de Miséricorde, d’Alain Guiraudie (depuis le 16 octobre). Vu et apprécié au dernier festival de Cannes, le second film me revient alors en tête avec force et les nombreuses similitudes entre les deux longs métrages me frappent.
Comptabilisons-les. Le Ozon comme le Guiraudie prennent place dans des paysages champêtres où des maisons au charme typique siègent au milieu de vallées arborées (la Bourgogne chez le premier, l’Aveyron pour le second). Les deux cinéastes ont choisi de filmer leur région dans les couleurs brunes et rousses de l’automne – le titre du Ozon s’y réfère explicitement. Si les champignons sont – jusque dans l’affiche du long métrage – l’argument promotionnel principal du premier des films sortis en salle, la cueillette et la dégustation de girolles et autres morilles sont également une composante à part entière de l’intrigue de Miséricorde. Les deux œuvres utilisent un canevas de film policier (un meurtre, un assassin qui ne veut pas se faire arrêter, la juxtaposition de mensonges pour ne pas, la police qui arrive vers la mi-temps du récit, etc.) et mettent en scène une dame du troisième âge en son centre. Quand vient l’automne et Miséricorde, tous deux réalisés par des cinéastes homosexuels (et qui ont beaucoup traité cette thématique dans leur carrière), mettent en scène le désir entre hommes, bien que de manière considérablement plus discrète dans le film d’Ozon – il est possible de ne pas saisir que le personnage de Vincent (celui du Ozon, le prénom aussi est présent dans les deux films) est un homosexuel caché, qui, vivant dans un village aux mœurs conservatrices, ne fait pas étalage de ses préférences.
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Surtout, tous ces éléments convergent, dans chacun des films, vers une humeur incorrecte, une ambition mal élevée : celle de tordre joyeusement le cou à nos codes moraux les plus viscéralement assimilés. Les deux histoires racontent, avec une ironie douce et vénéneuse pour le premier, dans une allégresse plus folle et assumée pour le second, que, parfois, tuer quelqu’un ce n’est pas plus mal, surtout si après on ne se fait pas pincer. Nulle question du meurtre d’un odieux salaud, type méchant de film d’action américain, mais bien d’un individu normal et complexe, certes enquiquineur, mais également taraudé par des affects et un passé douloureux qui nous le rendent émouvant. Qui plus est, dans les deux films – encore – ces victimes d’homicide ont pour mère la dame susmentionnée.
Pourquoi, alors, cette impression de potentiels sulfureux diamétralement différents ? Par transparence, je place ici que, au jeu des préférences, Miséricorde à ma faveur – mais le but n’est pas entre ces lignes de dresser une critique classique des qualités esthétiques de chaque œuvre. Au-delà des disparités d’appréciation, le film de Guiraudie semble vecteur d’un potentiel subversif plus ravageur. Comment l’expliquer ?
Cherchez le fond d’un film, son message, regardez sa forme. Ces points communs cités, comment les cinéastes décident-ils de les mettre en scène ?
Si nous avons déjà mentionné la coloration automnale des cambrousses cinématographiées, force est de constater que la vision ozonienne de la France rurale exhale un je-ne-sais-quoi de plus cliché. Baignant dans une joliesse diffuse, les premières escapades champêtres du film se font au détour de situations qui sont autant d’images d’Épinal, avant d’atteindre leur summum dans une séquence sucrée comme un album de Martine : une grand-mère (la fameuse vieille femme au centre du film) se promène, main dans la main, avec son petit-fils qui l’adore et qu’elle adore. Filmées en plans larges, ces séquences capturent les personnages au centre de soyeux panoramas, telles les vues impressionnistes d’un Monet – même s’il serait faux de faire au film d’Ozon le reproche d’une esthétisation outrancière.
Au contraire, le village aveyronnais de Guiraudie, sa nature environnante, sont présentés dès les premiers plans du film dans une matérialité que le cinéaste nous donne à ressentir. Au moyen de plans en voiture où la caméra se trouve derrière le pare-brise, à la Kiarostami, Alain Guiraudie donne une organicité à la présentation du paysage. Rien n’est lissé, ni les tremblements du cockpit lorsque la voiture roule sur des sinuosités, ni les reflets du soleil sur les salissures de la vitre, qui obstruent temporairement la vue. Ainsi, le film le plus « réaliste » des deux est peut-être celui qui met en scène le scénario le plus dingue. Les preuves d’une certaine rigueur sociologique jalonnent Miséricorde – jusqu’à ce détail vu lors du second visionnage : lorsque tous les personnages sont attablés autour d’un bon pastis pour répondre aux questions des policiers, la jeune fliquette, probablement d’origine maghrébine, est seule à siroter un verre de coca. Pour en revenir au premier plan motorisé du film, il faut enfin souligner qu’il s’étale en longueur (à l’exception d’une poignée de coupes, comme des jump cut). De cette manière, le réalisateur dresse dès les premières minutes, la topographie de son unité de lieu : le spectateur repère immédiatement où se situe l’église, et par rapport à elle la boulangerie, la maison de Catherine Frot, etc.
En somme, bien qu’ancré dans un contexte réaliste et mettant en scène des rapports humains crédibles, le film d’Ozon semble plus attaché que celui de confrère à un certain fantasme de la campagne, là où Guiraudie part d’une réalité plus ancrée dans sa terre, sa quotidienneté, ses rituels, son économie même – il est question de la difficulté de vendre du pain dans les petites villes de province. Ce point de départ importe, tant la profanation aspirée n’a d’impact réel que si elle s’applique à une société qui ressemble à la nôtre.
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Pour ce qui est de l’intrigue policière, Ozon fait le pari de la narration après coup. Ellipsée, la mort du personnage incarné par Ludivine Sagnier ne l’est pas afin de ménager un quelconque mystère : l’assassin (Pierre Lottin) fait presque immédiatement le récit de son crime à sa mère. Ozon se place ici, peut-être dans une démarche grand public, dans la tradition d’un cinéma de dialogue. Ainsi, l’information importante est transmise au spectateur, mais l’horreur, possible passage difficile à regarder, se trouve rejeté hors champ. En découle une empathie facilitée pour Vincent, l’auteur de l’homicide, qui restera tout au long du film un personnage positif.
Toujours à l’inverse, le meurtre que commet Jérémie (Félix Kysil), le protagoniste de Miséricorde, nous est non seulement présenté dans sa durée et face caméra, mais aucun détail ne nous est épargné : de la rixe initiale, jusqu’à l’enfouissement du corps, en passant par l’instant même où la pierre brandie par Jérémie perce le crâne de sa victime – c’est à se demander si Guiraudie n’a pas choisi un acteur chauve (Jean-Baptiste Durand) dans le rôle de Vincent juste pour ce moment, tant le plan, qui voit le sang vermeil jaillir de son crâne pâle et parfaitement lisse, impressionne. Surtout, le meurtre de Miséricorde est un assassinat. Il aurait été aisé, puisque c’est Vincent et non Jérémie qui commence la bagarre, de faire de la mort du premier un accident (Dans Quand vient l’automne, l’ambiguïté est d’ailleurs maintenue sur la nature exacte de l’homicide : volontaire, involontaire ?) Le réalisateur de Miséricorde choisit, au contraire, d’insister sur la portée délibérée, barbare, de l’acte.
Malgré l’ambition commune d’amnistier un assassin, les deux cinéastes ne se frottent pas de manière égale à la gêne morale qu’une telle opération d’inversion des valeurs engendre. En l’embrassant, Guiraudie donne un poids et un sens nettement plus ironique et néanmoins émouvant à la valeur chrétienne qui lui sert de titre.
Enfin, penchons-nous sur la figure de la femme vieillissante au centre de l’intrigue. Michelle (Hélène Vincent), dans Quand vient l’automne, est peut-être l’élément le plus insidieusement sulfureux de l’œuvre. D’abord présentée comme une grand-mère modèle qui n’aime que bichonner son petit-fils entre deux cueillettes en forêt, la vieille femme révèle plus tard un lourd passé (elle était prostituée) et son implication dans les multiples incidents du récit reste jusqu’au bout une possibilité – a-t-elle fait exprès d’intoxiquer sa fille avec ses champignons ? ; aurait-elle soufflé à Vincent son désir de finir le travail ? Pourtant, la corde tirée par Ozon pour nous rendre le personnage attachant, et son film touchant, est bien davantage son besoin, sincère et émouvant, d’être une grand-mère.
Martine (Catherine Frot), dans Miséricorde est plus banale. Nul passé ne la distingue de madame Tout-le-monde, nul complot secret ne fait d’elle la putative responsable d’un crime. Fascinant, le personnage le devient dans sa bizarrerie, et non dans ce qu’il exalte de plus universel. Tout le film concoure à faire passer Martine d’épouse en deuil et de mère inquiète à la disparition de son fils, au rôle – ô combien scandaleux dans une société qui se cache les yeux dès qu’il est question du désir des femmes de plus de cinquante ans – de sexagénaire désirante et intrusive. Dans ses micro-transgressions (Martine entre dans la salle de bain alors que Jérémie y est nu ; Martine ne se choque pas le moins du monde de la possibilité d’une idylle entre Jérémie et son défunt mari ; Martine se demande même si Jérémie et son fils n’auraient pas couché ensemble) le personnage prend de l’épaisseur, devient excitant à voir évoluer, surprend.
Au-delà des figures similaires et d’une envie apparente de disrupter la bonne morale, Quand vient l’automne et Miséricorde jouissent d’éléments opposés. Les fins de chacun des films nous en apportent la confirmation. Celle d’Ozon est bien sage, quand Guiraudie s’empare du réel pour le dynamiter aux éclats de rire. Chez le premier, l’amoralité n’est que de façade, puisqu’elle converge à rendre possible la réitération d’un idéal petit bourgeois : revenir au statu quo d’une retraite idyllique passée à la campagne avec un petit fils à dorloter. Bien plus scandaleux et émancipateur, l’immoralisme matriciel du film de Guiraudie est, dans Miséricorde, le cheval de Troie d’une entreprise d’amoralisation à grande échelle. En l’occurrence, libérer la libido de toutes et tous pour organiser – sans se soucier des sexes, des âges, des professions, des physiques, et bien d’autres choses encore – la jouissance sans entraves.
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