Le 29 juin 2016
- Réalisateur : Bruno Mattei
Grand maître du stock shot, du mauvais goût et du plagiat sans camouflage, Mattei a touché à tous les genres les plus crapuleux de la série B : nazisploitation, films de cannibales, women in prison, mondo movies, etc. Avec ce superbe livre de 450 pages, parsemé d’entretiens, d’analyses et de données biographiques, David Didelot nous dévoile tout l’amour qu’il ressent pour cet excentrique si mal considéré.
Malgré une réputation exécrable de pourvoyeur de navets extravagants, le réalisateur Bruno Mattei a fasciné David Didelot depuis que ce dernier, alors tout jeune, est tombé sur le film Virus cannibale. A lui seul, ce long métrage lui a donné envie en 1993 de lancer le fanzine Vidéotopsie, toujours en activité aujourd’hui. Grand maître du stock shot, du mauvais goût et du plagiat sans camouflage, Mattei a touché à tous les genres les plus crapuleux de la série B : nazisploitation, films de cannibales, women in prison, mondo movies, etc. Avec ce superbe livre de 450 pages, parsemé d’entretiens, d’analyses et de données biographiques, David Didelot nous dévoile tout l’amour qu’il ressent pour cet excentrique si mal considéré.
Avoir-Alire : Dans l’introduction du livre, tu parles du choc qu’a représenté Virus Cannibale pour toi. Qu’est-ce qui t’as fasciné dans ce film ?
David Didelot : Comme expliqué dans le livre, Virus cannibale est pour moi plus une cassette VHS qu’un film finalement : dans ma mémoire, il est exemplaire d’une période très précise de ma jeunesse, celle où il s’agissait d’aller louer des kilos de VHS au vidéoclub du quartier. Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai mes madeleines de Proust, et la cassette de Virus cannibale, éditée par Les Productions du Tigre à l’époque, en fait partie, en tête de liste même : la folie furieuse d’un titre, une accroche qui laissait augurer le meilleur, et puis un film en roue libre, iconoclaste jusque au fond de sa dernière bobine, méchamment gore, crapoteux, délirant, malhonnête diront certains, truffé de clins d’œil, surjoué... Bref, une espèce de vilain petit canard du cinéma d’horreur italien, une parfaite excroissance... Et comme j’aime les monstres et les monstruosités, les anomalies et les exceptions, je ne pouvais qu’adorer un film comme celui-ci, aberrant à maints égards. Sans compter que le film ouvrait pour moi un cycle infini de locations, de visionnages et de nuits passées devant mon écran TV... souvent en cachette de mes parents. Un film initiatique presque, matriciel et fondateur comme on dit !
Bruno Mattei est connu pour être le maître du stock shot et il faut bien dire qu’il a une très mauvaise réputation en tant que réalisateur. Que dirais-tu pour prendre sa défense (si telle œuvre est défendable) et pour donner envie de se plonger dans son cinéma ?
Vaste question... Il est clair que le cinéma de Mattei, pour être "apprécié" (si tant est qu’on ait envie de l’apprécier), ne peut être appréhendé avec les lunettes de la "cinéphilie" classique : j’entends par là les critères d’évaluation habituels et les qualités de mise en scène ou d’interprétation qui définissent presque mathématiquement, presque géométriquement, la valeur objective d’un film. L’intérêt du cinéma de Mattei se trouve au contraire dans l’écart, dans la distorsion, dans la marge, dans la ligne courbe, dans le pas de travers. Et que cet écart soit volontaire ou non n’est pas la question. Car sans nier les qualités objectives de certains de ces films (ses westerns par exemple, ou ses films de nonnes), force est de constater que l’intérêt est ailleurs : dans sa dimension carnavalesque et ludique pourrait-on dire, dans cette volonté constante de surprendre le spectateur, de remuer en lui les émotions les plus brutes, les émotions "primaires" (le dégoût, la peur, le désir sexuel, le rire parfois) ; une espèce de cinéma débarrassé de toute autre ambition que celle de divertir le public ; un spectacle de foire en un mot, remontant presque aux origines du Septième Art. Un cinéma de la pure émotion, du pur spectacle. Et pour cela, tous les moyens étaient bons, même le stock-shot à foison, même des acteurs qui en faisaient trop, même des effets spéciaux bricolés, même des aberrations scénaristiques, même des séquences immodérément putassières et racoleuses.
Mais on s’en fout ai-je envie de dire : foin des considérations artistiques ou politiques dans le cinéma de Bruno Mattei. L’objectif est bien en-deçà, ou bien au-delà en fait : retrouver les gènes profonds du Cinématographe, répondre à cet esprit de foire et de joies élémentaires, de plaisirs simples et de frissons rustiques. En fait, je me demande si dans sa simplicité absolue, le cinéma de Bruno Mattei n’est pas l’un des plus exigeants, dans le sens où il s’adresse à l’enfant qui a plus ou moins disparu en chacun de nous : et tant pis pour ceux qui ne sont plus des enfants au fond d’eux-mêmes... Ils auront alors du mal à apprécier le cinéma du bonhomme. Peu importe aussi le qu’en-dira-t-on d’une critique parfois prisonnière de ses grilles de lecture. Bruno Mattei était d’ailleurs le premier à rire de tout ça.
Bruno Mattei a toujours eu un train voire deux ou trois de retard par rapport à des sous-genres du cinéma d’exploitation. Comment expliques-tu ce décalage et est-ce que cette dimension anachronique de son cinéma en fait aussi le charme ?
Oui, il est un fait que beaucoup de ses films illustrent cet étrange décalage, car Bruno Mattei a parfois attendu plus de vingt ans avant de mettre en marche la photocopieuse : ce fut le cas pour ses imitations de Cannibal Holocaust, celle des Dents de la Mer ou celle d’ Aliens le Retour (dans Zombies : the Beginning)... En fait, ces incroyables anachronismes seraient presque la preuve de l’honnêteté de l’Italien, peu soucieux en l’espèce des bénéfices qu’il aurait pu engranger puisque la mode des tribus anthropophages était passée depuis des lustres au moment de son Cannibal World, de même que celle des requins tueurs à l’époque de son Cruel Jaws. Et le réalisateur le savait très bien. On ne peut donc pas accuser Bruno Mattei d’opportunisme au sens mercantile du terme, du moins dans les cas que j’ai cités.
Mais on peut aussi prendre le problème à l’envers, ou le temps à l’envers : plutôt que d’anachronismes, ces films ne seraient-ils pas, parfois, en avance sur leur temps ? Des films précurseurs en quelque sorte. Je pense à ses derniers films de zombies qui annoncent la déferlante de morts-vivants à venir, à ses films de cannibales qui remettent au goût du jour, avant Eli Roth, un motif cher au cinéma d’horreur des années 70 et 80, ou à son Cruel Jaws qui, aussi maladroit qu’il soit, préfigure dès le milieu des années 90 la "sharksploitation" qui va inonder le marché... Bref, plus que d’anachronismes, je parlerai de "chaînons manquants", de films "transitoires" assurant la continuité des genres. En cela, son cinéma est donc bien plus intéressant qu’il n’y paraît, plus en avance qu’en retard paradoxalement ! Et cela participe bien sûr du charme et de la fascination qu’il peut encore générer.
Tu mets bien en avant dans le livre que le cinéma de Mattei est avant tout la résultante de rencontres importantes. Quelles seraient les rencontres majeures dans le parcours de Mattei ?
Oui, le parcours de Bruno Mattei est jalonné de rencontres et de collaborations qui construisent une œuvre : parmi ces primes "influences", on peut citer des réalisateurs comme Sergio Grieco, Nick Nostro, Roberto Bianchi Montero, Gianfranco Parolini, Jess Franco bien sûr (pour qui il assura le montage italien de quelques films au tournant des années 60 /70), puis cet autre grand nom du cinéma bis italien, Joe D’Amato, avec qui il collabora sur quelques films (en tant que monteur ou coréalisateur). Autant d’artisans qui allaient formater les inclinations de Bruno Mattei, la direction prise par le bonhomme artistiquement parlant. Un nom important également dans la carrière de Mattei, indissociable de son œuvre : celui de Luigi Ciccarese, directeur photo sur une majorité des films du bonhomme, et ce jusqu’aux derniers qu’il tourna. Le gage d’une patine et d’un "style".
A l’orée des années 80, il rencontre celui qui allait le suivre sur ses titres les plus fameux : Claudio Fragasso, véritable âme damnée de Mattei lors de la décennie dorée de sa filmographie (son scénariste attitré, son coréalisateur, et parfois même plus que cela lorsqu’il s’agissait de tourner deux films en même temps). Plus après, il faut aussi parler du scénariste Antonio Tentori, nom récurrent sur les derniers forfaits de Mattei, et véritable ami du bonhomme. Et puis le nom de Mattei est définitivement associé à quelques producteurs, parmi lesquels Franco Gaudenzi, Sergio Cortona, Nini Grassia ou Gianni Paolucci. Des noms qui correspondent aux différentes périodes de sa carrière : la période Beatrice Film, la période Flora Film, la période La Perla Nera... Enfin, et c’est aussi l’un des traits saillants de son cinéma, Bruno Mattei sut s’entourer d’une véritable famille d’acteurs et d’actrices : d’un générique à l’autre, on retrouve souvent la même distribution, les mêmes noms, ce qui donne aussi à son œuvre un certain cachet, une certaine personnalité. Je pense notamment à la paire Massimo Vanni / Ottaviano Dell’Acqua, ou - côté féminin - à Monica Seller et Yvette Yzon sur la fin de sa carrière.
Son désir d’utiliser tout un tas de pseudonymes est-il lié à des lois du marché ou à des raisons plus personnelles ?
Les deux. Signalons d’abord que le bonhomme accumula près d’une trentaine de pseudonymes du milieu des années 60 jusqu’à sa disparition, en 2007 ! C’est presque un record, si l’on excepte bien sûr les champions toute catégorie, Aristide Massaccesi ou Jess Franco. Bon, le camouflage derrière un pseudonyme à consonance anglo-saxonne fut largement partagé par ses frères de cinéma à l’époque, pour mieux "vendre" les films à l’étranger. Mais chez Bruno Mattei, ce n’était pas seulement un procédé commercial ; l’emploi de pseudonymes participait parfois d’un esprit plus ludique : je pense à celui qu’il utilisa pour Cruel Jaws, William Snyder, citation directe du directeur photo de L’Etrange Créature du Lac noir ! Le procédé renvoyait aussi au caractère du bonhomme, timide et modeste selon tous les témoignages que nous avons pu lire ; Antonio Tentori déclarait ainsi que "s’il ne signait pas de son vrai nom, c’est parce que c’était un peu à la mode dans les années 70, et c’est aussi parce que ça ne l’intéressait pas d’apparaître sous son patronyme : peut-être qu’il y avait chez lui une certaine forme de pudeur, de réserve". C’est une dimension du personnage assez peu connue et qui mérite selon moi d’être soulignée.
D’après les interviews que tu as pu lire, comment voit-il lui même son cinéma ? Y a-t-il des films dont il est fier ? N’était-ce qu’un gagne-pain pour lui ? Un amusement rémunéré ?
Je crois fondamentalement que Bruno Mattei adorait ce qu’il faisait, aimait le cinéma dit "de genre" et s’amusait comme un gosse, sans jamais se prendre au sérieux, modeste, et imperméable aux critiques qu’il dut essuyer. En fin de carrière, il avouait d’ailleurs qu’il aimait ses films, qu’il les considérait même comme ses enfants. Toujours cette dimension ludique à l’œuvre dans la vision qu’il avait de son propre cinéma, jusque dans le choix du mot « enfants »... Mais le bonhomme n’était pas dupe non plus des limites de son cinéma et des conditions dans lesquelles furent produits ses films, car il ajoutait que s’il en avait eu la possibilité, il aurait refait tous ses films... Malgré tout, je crois réellement que Bruno Mattei pensait d’abord à s’amuser et à amuser le public, le divertir, au sens noble du terme. Dans un autre entretien, l’Italien déclarait que si "les films sont supposés divertir le public, ils doivent donc être réalisés avec cet état d’esprit." Un (sale) gosse du cinéma bis pour être clair, à la fois naïf et facétieux.
Oui bien sûr, c’était un gagne-pain (il faut bien manger), mais comme tu le suggères, un gagne-pain rigolo. Ce qui ne l’empêcha pas, à la fin de sa carrière, d’éprouver quelque fierté quand il rencontrait des fans de son œuvre citant de mémoire des séquences entière de ses "classiques". A ce titre, l’un des films dont il était le plus fier était Les Rats de Manhattan.
Peux-tu revenir sur cette dimension très particulière du cinéma de Mattei qui consiste à copier allègrement et sans complexe des succès du box-office (principalement) américain ?
Oui, tu parles là d’une dimension de son cinéma qui scella quasi définitivement la mauvaise réputation de Bruno Mattei... A posteriori, c’est tout de même bien étrange et carrément injuste, Mattei ne dérogeant guère aux habitudes du cinéma bis italien en la matière. En un mot, il est loin d’être le seul à avoir tourné ce que l’on peut considérer comme des plagiats de grands succès ! Alors c’est vrai que chez lui, le plagiat était systématisé pourrait-on dire, comme une marque de fabrique personnelle et une griffe originale de son cinéma, si l’on ose ce paradoxe... Mais finalement, on pourrait presque voir dans cette "sale manie" la préfiguration et l’anticipation, certes maladroite, d’un cinéma (post)moderne de la référence constante, de la citation à tous les plans et de la déférence à toutes les modes, désormais camouflée derrière les mots de mise en abyme ou d’intelligente variation sur... : je ne te fais pas un dessin, mais quand on pense à Quentin Tarantino, Roberto Rodriguez ou Eli Roth... C’est étrange, mais aujourd’hui, tout cela réjouit le cinéphile nostalgique, alors qu’hier, Bruno Mattei était brocardé pour les mêmes raisons...
Alors évidemment, il ne s’agit pas de nier la dimension bassement mercantile du procédé (encore une fois, Mattei fut-il seul coupable du "crime" ?). Mais voilà, en observant attentivement et chronologiquement l’œuvre du bonhomme, on s’amuse (encore et toujours), car il est presque possible d’établir une filmographie alternative des blockbusters qui ont fait exploser le box office : sa filmographie peut en effet se voir comme un négatif des grands classiques qui ont marqué tel ou tel genre. Son œuvre devient alors une espèce de jeu de pistes, comme un fac-similé amusant du cinéma des autres. Là encore, dans cet art du plagiat se cache cet esprit ludique et facétieux dont nous parlions.
Par ailleurs, dans cette propension à copier les grands succès, on peut aussi déceler une vraie et sincère passion du bonhomme pour le cinéma américain : son sens du spectacle, son sens du rythme et son efficacité. Le plagiat peut donc aussi se lire comme un sincère hommage à..., au-delà de l’aspect critiquable du procédé.
Bref, pour mettre tout le monde d’accord, cette manie du plagiat me semble recouvrir plusieurs aspects : profiter bien sûr d’une vague (au sens pécuniaire du terme), rendre vraiment hommage à ses pairs, et s’amuser avec un public complice.
Dans le livre, j’émets enfin une autre hypothèse : cette propension au plagiat ne serait-elle pas aussi une manière pour lui de prendre sa (petite) revanche sur des pairs plus argentés, mieux traités par leur production ? Ce serait une façon de nous dire que si lui aussi avait bénéficié de moyens suffisants et de circonstances favorables, il aurait très bien pu mettre en boîte Predator, Terminator 2, Aliens le Retour, Rambo II : la Mission ou Les Dents de la Mer. Pourquoi pas finalement ? Surtout quand on connaît les compétences techniques du bonhomme...
Tu reviens sur ses mentors. Deodato, Tinto Brass, Romero ou Fulci sont souvent cités. Pourtant quand il s’est retrouvé à finaliser le film Zombi 3, Fulci a eu des mots durs sur lui. Quelles relations entretenait-il avec les autres maîtres du cinéma Bis ? Etait-il rejeté par ses confrères ?
Ah ça oui, Lucio Fulci a été particulièrement cruel quand il s’est agi de parler de Bruno Mattei : le maestro renia bien sûr Zombi 3, disant dans l’un de ses entretiens qu’il avait été réalisé par "un groupe d’idiots" ; comprendre Claudio Fragasso (un "crétin né" selon Fulci) et Bruno Mattei (qu’il réduisit de manière fort méprisante à l’un de ses anciens jobs supposés, "peintre en bâtiment"). Bon, mettons cela sur le compte du dépit et de la maladie, d’autant que Mattei et Fragasso, à ma connaissance, ne se sont jamais montrés aussi grossiers à son égard... Bien au contraire.
Malheureusement, j’ai bien l’impression que ce qui domine, c’est plutôt l’indifférence (au mieux) et un certain mépris (au pire) quand on parle de Bruno Mattei. Même de la part de ses pairs, le bonhomme n’a pas toujours reçu les plus chaleureux hommages... Je ne prendrai que l’exemple du regretté Alberto De Martino (que je rapporte dans le livre) : à une question que le site Nanarland lui posait et dans laquelle Bruno Mattei était évoqué, voici ce que le réalisateur d’ Holocauste 2000 déclarait à l’entame de sa réponse : "Je ne connais pas Bruno Mattei. Qui est-ce ?". Etait-ce du mépris, une vraie ignorance ? Dans les deux cas, ça fait un peu mal au cœur.
Comment décrirais-tu sa relation avec Joe d’Amato ?
A partir du milieu des années 70, Bruno Mattei travaillera à plusieurs reprises avec Joe D’Amato : sur l’incroyable Emmanuelle et Françoise, sur Voluptueuse Laura puis sur deux mondos sexy avec Laura Gemser. Comme à l’égard de Jess Franco, Bruno Mattei éprouvait une profonde admiration et un immense respect pour Joe D’Amato : dans l’une de ses interviews, Bruno Mattei parle de "complicité instinctive" entre eux et dit de D’Amato qu’"il était un grand ami", avec qui il pouvait "échanger des idées, des points de vue, des opinions à propos de leur projets respectifs". Visiblement, leur relation avait largement dépassé le simple cadre professionnel, et on regretterait presque que les deux hommes n’aient pas plus souvent travaillé ensemble...surtout quand on voit ce dont ils furent capables avec Emmanuelle et Françoise !
Comment ont réagi ses anciens acteurs ou camarades quand tu les as interviewés pour un ouvrage sur Mattei ?
Très bien généralement ! Ils étaient agréablement surpris pourrait-on dire, et trouvaient que c’était une bonne idée de s’intéresser à ce réalisateur. Je pense même que ça a réveillé chez certains quelques très bons souvenirs et que mes questions les ont parfois émus, car tous ceux et toutes celles qui ont accepté de témoigner ont conservé l’image d’un homme très humain, très cultivé, protecteur même... La disparition de Bruno Mattei les a sincèrement affligés et ils étaient heureux de pouvoir reparler de cet homme.
Certaines personnes contactées ont-elles refusé de s’exprimer sur leur expérience avec lui ?
Alors oui, j’ai eu quelques mauvaises surprises aussi : je ne citerai pas de noms, mais entre ceux et celles qui n’ont pas répondu à mes messages (bon...), celui qui voulait carrément que je le paie pour répondre à mes questions (!!), ou celle qui était d’accord pour un bel entretien et qui, subitement, ne me donna plus de nouvelles, j’ai essuyé quelques déconvenues... Mais bon, c’est ainsi. Je préfère garder le souvenir de ceux et de celles, enthousiastes, qui ont vraiment joué le jeu : Antonio Tentori, Claudio Fragasso, Monica Seller, Margit Evelyn Newton, Yvette Yzon... Encore merci à eux !
Quand on regarde un film comme Les aventures sexuelles de Néron et Poppée, on sent bien que les acteurs sont en free style, et Monica Seller le souligne dans sa préface. On dirait que la direction d’acteur ce n’était pas le truc de Mattei. Comment définirais-tu sa conception du metteur en scène et de la direction d’acteurs ?
Tu as tout à fait raison : visiblement, Bruno Mattei ne goûtait guère à la direction d’acteurs. A ce sujet, tous les témoignages que j’ai pu recueillir ou consulter vont dans le même sens : il semble bien que le bonhomme n’avait pas beaucoup de patience avec les acteurs, qu’il était même assez peu à l’aise avec eux : peu expansif, réservé, trop timide, il ne communiquait pas beaucoup avec eux... C’était alors ses collaborateurs qui prenaient le relais pour diriger la manœuvre avec les comédiens, en particulier Claudio Fragasso dans les années 80. Je pense que Bruno Mattei était un "technicien" dans l’âme, plus qu’un metteur en scène au sens théâtral du terme. Ce qui peut expliquer, souvent, cette part évidente d’improvisation, de liberté laissée aux acteurs... pour le meilleur ou pour le pire. Dans la préface de mon livre, Monica Seller explique d’ailleurs très bien que certains comédiens ont besoin d’indications précises, de consignes... Ceux-là étaient mal tombés avec Bruno Mattei. Ca ne veut pas dire non plus que Mattei ne savait pas ce qu’il faisait et où il allait lorsqu’il était sur un plateau : au contraire, il était méticuleux, précis et rapide. Mais il déléguait cette part du travail à ses collaborateurs. Ce qui explique aussi pourquoi on a parfois du mal à savoir qui a fait quoi quand on décrypte les génériques de ses films, et pourquoi il vaut mieux parler de coréalisations la plupart du temps.
Il y a aussi un décalage entre la personne, souvent décrite comme pudique et timide, et son cinéma, exubérant, excessif. Mattei reste-t-il un mystère ? Le cinéma avait-il une fonction cathartique pour lui ?
Oui, Bruno Mattei est une personnage qui résiste au portrait définitif. Il reste une part de mystère chez ce réalisateur, ce qui - évidemment - le rend encore plus fascinant. Mais le décalage dont tu parles est tout à fait exact : dans le privé, quelqu’un d’excessivement pudique, doux, sympathique, poli, cultivé, modeste, plein d’humour, pratiquant l’autodérision... Attention, il ne s’agit pas de faire le panégyrique de Bruno Mattei dans le livre, mais là encore, tous les témoignages que j’ai pu recueillir convergent : ceux de Monica Seller, d’Yvette Yzon, d’Antonio Tentori... Grâce à eux, je suis d’ailleurs content d’avoir pu dresser un portrait - même partiel - de Bruno Mattei et d’avoir pu casser - un peu - l’image univoque de simple faiseur de "nanars", cupide et mercantile. Mais comme je le disais, Mattei était une personnalité plus complexe que cela : sur un plateau, il ne rigolait plus, se montrait très rigoureux et très "pro". Et puis oui, il y a un sacré décalage entre Mattei dans le privé et Mattei cinéaste : je ne sais pas si on peut parler de fonction cathartique ; je parlerais plutôt d’esprit provocateur, d’un côté "sale gosse" jubilatoire et assumé dans ses films ; qu’on pense aux genres qu’il exploita tout au long de sa carrière, au-delà de leurs potentialités financières : la nazisploitation, le péplum érotique et sadique, le mondo movie, le WIP... Un côté provoc’ et sale gosse que beaucoup de critiques n’ont peut-être pas perçus à l’époque.
Toi même, en tant que spécialiste, comment expliques-tu que de tels genres cinématographiques (quasiment impensables aujourd’hui) aient pu avoir un tel succès ?
Une époque, un contexte, des circonstances favorables, et puis de grands jalons au box office, lesquels ont ensuite induit les genres qui allaient être exploités dans un cinéma plus chiche, visant d’abord la rentabilité : dans le cas de Bruno Mattei et de ses compatriotes, on peut par exemple parler du succès d’ Emmanuelle, de Salon Kitty, du Caligula de Tinto Brass, d’ Intérieur d’un Couvent, du Zombie de Romero... Autant de jalons et de points d’ancrage pour le cinéma "d’exploitation", nés dans le contexte des fameuses années 70 bien sûr ; et là, je ne te fais pas un dessin : adoucissement de la censure, goût de la transgression, vent de liberté et de contestation politique, période de troubles, bouleversement des normes esthétiques et idéologiques, remise en cause profonde de la légitimité des aînés et des vieux modèles (familiaux, sexuels, politiques, économiques, artistiques...). Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que le cinéma fût impacté et exemplifiât ces révolutions à l’œuvre, avec un public demandeur de surcroît... Il est d’ailleurs symptomatique que le premier film de Bruno Mattei - en tant que réalisateur - sorte justement en 1970. Mais le plus incroyable, si l’on parle de Mattei, c’est que dans les années 2000, le bonhomme revint à ces "genres" a priori anachroniques et obsolètes (WIP, cannibales et même mondo movie !). Quel pied-de-nez à l’air du temps et aux modes !
J’en profite du coup pour revenir sur le petit livre qui accompagne le film La proie de l’autostop (Artus Films) dans lequel tu reviens sur l’histoire des rape & revenge. Genre tordu ou genre séminal, ayant donné lieu à un grand nombre de chefs-d’œuvre. Là aussi, on s’aperçoit des spécificités du genre en Italie ( le rape & revenge spaghetti) en contraste à la façon dont il est traité aux Etats-Unis (comme par exemple dans les films de rednecks, où la thématique du viol et de la vengeance est presque un élément obligatoire). Comment le succès de ces formes de cinéma s’explique-t-il dans le contexte historico-social italien jusqu’à en devenir des formes de divertissement populaires ?
Pour faire le pont avec ta question précédente, Bruno Mattei exploita aussi le filon "rape and revenge", mais de manière moins frontale que certains de ses compatriotes peut-être (je pense à Scalps et à son plus méconnu Legitima Vendetta, DTV de 1995 avec Monica Seller). Alors comme tu le sais, les Italiens ont comme à leur habitude fait marcher la photocopieuse : après La dernière Maison sur la Gauche, on a vu sortir pas mal de films s’inspirant directement ou plus discrètement du film de Wes Craven, à tel point qu’on peut parler d’une mini "LastHousexploitation" à l’italienne, du milieu des années 70 jusqu’au début des années 80 globalement. Mais comme toujours dans le cinéma bis italien, ces films vont exploiter des motifs propres au cinéma "du pays", avec d’intéressants mélanges : rape and revenge à la sauce polar, fantastique, érotique, porno, guerre, voire comédie... Bref, de l’exploitation à toutes les modes, ce qui explique en partie le succès de ce filon en Italie, genre "compatible" et "adaptable" s’il en est. Mais pour répondre plus précisément à ta question, le rape and revenge italien s’inscrivait surtout dans le sillage de ces polars trashy et violents sortis à la même période : je pense à des titres comme La Nuit des Excitées et Ultime Violence de Sergio Grieco, Come Cani arrabbiati du moins connu Mario Imperoli, ou Cani arrabbiati de Mario Bava (même si le film ne sortira que bien plus tard). Au programme, meurtres sanglants, viols, érotisme un peu glauque, violence sèche et discours très critique contre une bourgeoisie en pleine déliquescence morale. Il faut dire que l’époque est politiquement troublée en Italie – les fameuses "années de plomb" –, marquée par une tension politique exacerbée et des attentats meurtriers que se partagent alors des groupuscules d’extrême-droite et d’extrême-gauche. A sa manière, le rape and revenge est aussi l’illustration tragique et nauséeuse de l’état politique de l’Italie à cette époque, de ses crises et de ses crimes.
Et puis plus généralement, le "rape and revenge" est un genre parfaitement exemplaire de cette fameuse "crise des valeurs" qui travailla en profondeur le cinéma des seventies : depuis la fin des années 60, le danger et l’horreur ne sont plus vraiment "exogènes" à l’individu lambda, mais bien plutôt "endogènes", couvant à l’intérieur de chacun, de tous, même de ceux qui semblent être des "gens normaux"... La violence guette finalement au coin de la rue désormais... partout. D’ailleurs, le genre touchera autant les cinématographies américaine, asiatique qu’européenne. En fait, et au-delà de son contexte proprement italien, le rape and revenge sonnait un peu le glas de l’utopie individualiste, de l’illusion pacifiste et de l’insouciance libertaire et sexuelle.
Je parle de cinéma italien, pourtant il serait plus juste de parler de cinéma européen dans le cas de Bruno Mattei tant ses films ont pu être financés par la France, l’Allemagne, etc. Comment ses films étaient financés en général ?
Oui, il faudrait plutôt parler de cinéma européen, c’est vrai. Comme toute la production "bis" de l’époque, le cinéma de Bruno Mattei bénéficia du système des coproductions, très banal dans les années 60 et 70 : il suffit de regarder les fiches techniques des films auxquels Mattei participa dans les années 60, et l’on s’apercevra que les Italiens prirent langue avec les Français, les Espagnols, les Yougoslaves, les Allemands, les Anglais, les Grecs... Bref, rien que de très courant en fait. Qu’on pense au rayon "euro spys", exemple édifiant d’un genre totalement cofinancé la plupart du temps. Dans le cinéma de Bruno Mattei, cette "méthode" de cofinancement perdurera jusque dans les années 80, en particulier avec des sociétés espagnoles (Virus cannibale et ses deux westerns par exemple) et françaises (ses WIP et ses péplums érotiques). Des montages financiers improbables, réunissant toujours les mêmes sociétés, et dont les contrats stipulaient bien sûr des quotas de noms français et / ou espagnols au générique des films, ce qui explique que lesdits génériques étaient légèrement différents d’un pays à l’autre. Ce qui explique aussi certaines méprises et certaines erreurs concernant le choix de pseudonymes, pour faire par exemple plus "français" dans certains génériques.
On parlait de plagiat, mais Mattei avait cette particularité de se plagier lui même, comme si avec un même stock d’images, il voulait montrer qu’on pouvait dire tout à fait autre chose. Du coup, on sent chez lui une approche ludique du montage, et tu commences le livre en mettant l’accent sur son parcours de monteur. Mattei : plus un monteur qu’un réalisateur ?
Oui, je crois que l’on peut dire ça. Et il paraît évident que son long parcours de monteur a définitivement formaté sa perception du cinéma. Cela recoupe ce que je te disais : Mattei fut toujours plus "technicien" que véritable metteur en scène. D’ailleurs, Claudio Fragasso explique bien que Bruno Mattei "tournait avec l’œil du monteur", qu’il avait déjà en tête le film définitivement monté et le découpage de l’œuvre. Antonio Tentori va exactement dans le même sens quand il dit que Mattei avait déjà en tête la scène montée avant de commencer à la tourner. Il était resté fidèle à sa formation d’origine en quelque sorte. Dans le livre, l’actrice Geretta Geretta raconte d’ailleurs une anecdote assez incroyable au sujet de son premier film en tant que réalisatrice : parce qu’il ne correspondait pas au métrage attendu, Bruno Mattei a remonté le film... en un quart d’heure, café en main et clope au bec ! Comme elle le dit, "un génie monstrueux", "un incroyable savoir-faire", et une rapidité d’exécution hors-norme !
Et puis oui, le montage était visiblement une espèce de jeu pour lui : un jeu de collage ou un jeu de construction, un puzzle dont les pièces pouvaient resservir à un autre puzzle. A ce titre, je parle de stock-shot réitéré et de séquence récurrente dans son cinéma, comme autant de clins d’œil adressés à des spectateurs qui ne sont pas dupes évidemment. Les films de Bruno Mattei peuvent se voir comme des jeux de poupées russes en fait, comme un immense jeu de renvois à ses propres films ou à ceux des autres, comme un ensemble de citations et d’autocitations, dont le stock-shot et l’insert sont les meilleurs vecteurs. Encore une fois, Bruno Mattei s’amuse bien, et nous aussi !
Dans le chapitre "Fais moi peur !", tu reviens sur certaines des récurrences visuelles de Mattei malgré la diversité des genres auxquels il a touchés. Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, tu penses qu’il y a de vraies obsessions qui ressortent du travail de Mattei, le sens d’un tout cohérent ?
Non, je ne pense pas qu’on puisse dire cela. Ce serait accordé beaucoup trop d’importance et de profondeur à une œuvre totalement éclatée, désunie, diverse et foncièrement hétéroclite. Simplement, on note la récurrence de certains motifs de films en films, sans qu’il n’y ait pour autant de colonne vertébrale thématique ou même de point de vue particulier. Le cinéma de Bruno Mattei n’est pas un cinéma engagé ou "anglé", sauf à considérer que l’absence d’engagement ou d’angle soit déjà un engagement en soi. C’est un cinéma sans message, et ça fait du bien de le dire à l’heure où l’on cherche du fond dans n’importe quelle cinématographie, où l’on "récupère" un peu tout et n’importe quoi pour délirer idéologiquement... Non, Mattei exploite des motifs susceptibles de "faire le spectacle", c’est tout : l’animal agressif (dont le rat), la peur de la contamination, la décomposition des chairs, la fascination / répulsion pour l’exotisme de mœurs lointaines... On ne peut parler d’un tout cohérent, on peut juste parler de motifs récurrents, destinés à combler visuellement les attentes d’un public qui, je le répète, va d’abord au spectacle.
Quelle est ta scène préférée d’un film de Mattei ?
Il y en a tellement que j’aime ! Et d’ailleurs, ta question permet de mettre le doigt sur l’approche critique qu’il convient d’avoir quand on parle de l’œuvre de Mattei (du moins selon moi) : pour goûter pleinement aux charmes de son cinéma, mieux vaut s’intéresser au fragment plutôt qu’à l’ensemble, à l’extrait plutôt qu’à la totalité. En un mot, il faudrait parler de morceaux de films quand on veut dresser un best of "matteien", plus que de films complets. Et là, pour le coup, le bonhomme est quasi imbattable, car ses films recèlent de ces séquences absolument inoubliables : tout en haut de la liste, je citerais le final des Rats de Manhattan bien sûr, l’instruction sexuelle des donzelles de La Maison privées de SS, ou la cruelle agonie de Vassili Karis dans Scalps.
Quelle est la performance d’acteur la plus folle d’un film de Mattei ?
Question difficile tant acteurs et actrices en font souvent des tonnes dans l’œuvre de Mattei... On peut évidemment citer la performance hallucinée et hallucinante de Franco Garofalo dans Virus cannibale, improvisant à mort son rôle de militaire bien énervé. Dans le même ordre, Reb Brown n’est pas en retse non plus dans Strike Commando, passant son temps à hurler et à grogner !
Ta réplique préférée ?
Question difficile là encore : il y en a tellement que je pourrais te citer... Bon, je pense que la VF de Virus cannibale bat quand même quelques records en la matière ; il me vient à l’esprit cette mémorable réplique au début du film, celle d’un preneur d’otages à l’un de ses prisonniers : "On n’a pas le droit de tuer les autres, et c’est pour ça que je vous tuerai !" De l’art du paradoxe... Un autre morceau d’anthologie dans Cannibal World (2003) : deux journalistes violent une indigène en tenue d’Eve, et l’un d’eux balance : "Elle pourrait nous faire un strip ?". Et l’autre de lui répondre alors :"T’es con, elle est déjà à poil !". De l’art de la tautologie cette fois...
Quels sont selon toi les films indispensables pour se plonger dans l’univers de Mattei ?
Réponse toujours un peu réductrice, mais je crois qu’il faut commencer par les films de sa période que j’appelle "années folles" dans le livre, avec La Maison privée des SS, Le Sexe interdit, Virus cannibale, Les Rats de Manhattan, Robowar, Strike Commando ou Shocking Dark. Je crois qu’avec ces quelques titres, on a déjà une image assez édifiante du cinéma de Bruno Mattei et de ses extravagances. A cette petite liste, on peut d’ailleurs ajouter quelques-uns de ses films de la dernière période, comme Anime perse (alias The Jail), WIP sanglant et extrême. Puis après, si l’on veut creuser, on peut se tourner vers des films plus "classiques" (si tant est que cet adjectif puisse convenir au cinéma de Mattei), avec ses deux westerns (objectivement très bons, en particulier Scalps), ses films de nonnes ou le très méconnu Un Giudice di Rispetto (drame mafieux totalement inattendu dans la filmographie du bonhomme). Bref, il y a le choix... et toujours des surprises !
Bruno Mattei – Itinéraire Bis est disponible chez Artus Films.
http://www.artusfilms.com/
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