La puissance du portrait féminin pour un film sur la peinture
Le 26 mars 2024
Lea Glob dresse un portrait sensible de la peintre Apolonia Sokol. C’est une mosaïque d’instants, d’échanges, de rencontres, qui permettent de peindre le visage de la jeune femme, avec tout ce qu’il contient d’aspérités et de paradoxes.
- Réalisateur : Lea Glob
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Français, Polonais, Danois
- Distributeur : Survivance Distribution
- Durée : 1h56mn
- Titre original : Apolonia, Apolonia
- Date de sortie : 27 mars 2024
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– Année de production : 2022
Résumé : Quand en 2009, la réalisatrice Lea Glob rencontre Apolonia, une enfant de la bohème parisienne élevée parmi une communauté d’artistes fréquentant le théâtre fondé par son père, elle ne se doute pas qu’elle va la filmer pendant treize ans. Par touches successives, la cinéaste danoise compose le subjuguant portrait d’une jeune femme qui nous emporte dans sa quête d’émancipation créatrice.
Critique : Si l’idée du film naît d’un exercice d’école, le résultat s’en échappe, donnant corps à une œuvre coup de poing, hautement féministe, et teintée d’émotions.
La réalisatrice, Lea Glob, armée de sa caméra qui devient prolongement de son corps et de sa pensée, capte le quotidien mouvementé d’une jeune artiste peintre en devenir : elle s’appelle Apolonia Sokol, et son nom est déjà prédestiné. On sait qu’Apollon est le dieu des arts, de la poésie, de la musique, et le conducteur des muses qui inspirent les artistes. Il forme, avec Dionysos, un couple antinomique tout autant que complémentaire : quand Apollon est paré des vertus de la raison, de la clarté et de l’ordre, Dionysos symbolise, quant à lui, la démesure. D’un côté il y a ce qui s’apparenterait au courant classique ; de l’autre le baroque. Le caractère d’Apolonia paraît avoir été forgé de ce mélange.
- © Danish Documentary. Tous droits réservés.
Elle naît dans le théâtre fondé par son père, à Barbès, et grandit comme une bohème, entourée d’artistes engagés. Le premier plan la saisit alors qu’elle réajuste sa frange à l’aide d’une paire de ciseaux ; cela dit quelque chose de son rapport au visage, celui qu’elle s’entreprend à reproduire sur ses toiles, car elle réalise des portraits. En coupant ses cheveux, elle vient modifier avec ses doigts sa physionomie, se donner une image, se donner en image.
La caméra se veut mouvante, au plus près de la jeune femme qui étudie aux Beaux-Arts, après avoir déménagé au Danemark avec sa mère, au moment du divorce de ses parents. Elle retourne à Paris dès ses dix-huit ans, pour tenter de sauver le théâtre, en prise avec une liquidation judiciaire et les huissiers. C’est un parcours du combattant pour essayer de faire prospérer cet endroit hybride, un lieu de brassage où l’on passe sans jamais vraiment s’arrêter, pour parler d’art, et surtout, le revendiquer. On y croise pêle-mêle des artistes de divers horizons, mais aussi des réfugiés politiques : il y a cette jeune femme touchante dans sa fébrilité, Oksana Chatchko, militante au sein du groupe Femen, contrainte de fuir son pays pour ses engagements féministes radicaux, trouvant refuge dans le théâtre d’Apolonia, et devenant sa sœur de cœur, à défaut d’être celle de sang.
En plus d’évoquer le parcours chaotique qu’entreprend Apolonia, ponctué de voyages, de diplôme obtenu, d’expositions, il y a en, creux, les thèmes de la sororité, puissante, qui inonde les échanges ; et le poids du patriarcat. Apolonia se heurte au monde viril de l’art : ceux qui décident de ce qui en doit en faire partie ou non sont des hommes (professeurs aux Beaux-Arts d’abord, puis jury de fin d’étude, ou encore critiques). Mais Apolonia est une femme et peint des femmes : c’est le trait d’union de son œuvre. Alors comment se positionner, avec ses idéologies presque anarchistes, et féministes, au sein d’un univers principalement gouverné par la gente masculine ? Est-ce que la reconnaissance vaut la peine qu’on en oublie ses valeurs morales ? Apolonia déjeunera ainsi en compagnie de Harvey Weinstein, posant là le paradoxe suprême entre le dire et le faire. Bien que cet échange ait lieu avant la vague #MeToo, il y a des signes précurseurs qui ne trompent pas, comme les mises en garde ses proches. Apolonia en est consciente, et dit agir en connaissance de cause.
- © Danish Documentary. Tous droits réservés.
L’œuvre d’Apolonia arpente d’abord les couloirs mouvementés de ses souvenirs qu’elle représente sur ses tableaux (le théâtre, sa fermeture qu’elle vit comme un déchirement et une expulsion), avant de créer des œuvres plus épurées (il y a du vide dans ses peintures – surement celui qu’elle ressent suite à son déménagement forcé) puis des portraits, lorsqu’elle part aux États-Unis. Là, elle est soutenue financièrement par un mécène, un homme, encore une fois. Elle se perd, se confronte à ses limites : à cette époque, elle peint dix tableaux par mois, pour satisfaire la demande excessive de son protecteur. Un jour, alors qu’elle réalise une séance photo en sa présence, elle décide de se déshabiller devant une statue, et de poser ainsi. Ce qu’elle fait alors, à ce moment-là, réside tout autant en une mise à nu, qu’une exposition de son anatomie, et qu’en une performance artistique. Elle est au bord d’elle-même, prête à devenir, en son corps même, l’objet (bien plus que le sujet) de son art, dans une forme de prostitution désespérée.
Et il y a un revirement, une catastrophe, un décès brutal et violent. Un nouveau souffle, empreint de cette disparition, et de nouveaux thèmes : cette fois, et comme si la séquence de déshabillement devant la statue avait également eu un impact, Apolonia peint le corps de la défunte. On retrouve son visage décuplé, qui hante ses œuvres ; mais surtout, une libération de l’anatomie. Il y a des membres décousus, des têtes à la renverse, des bustes tordus...
Le film se clôt sur une question : quand éteindre la caméra ? Et cela pose, en creux, cette interrogation que côtoie chaque artiste : à quel moment peut-on dire qu’une œuvre est terminée ? À quel moment suspendre les retouches ? À quel moment oser s’en séparer, se défaire du corps à corps, pour la proposer au monde ? La réalisatrice répond par l’affect, la sensation : elle sent qu’il faut en finir, et indique à Apolonia qu’elle va couper l’enregistrement.
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