Tourbillon machinal-organique
Le 10 mai 2017
- Réalisateur : Ridley Scott
- Acteurs : Sigourney Weaver, Ian Holm
- Genre : Science-fiction, Fantastique
- Durée : 01h56mn
- Titre original : Alien
- Date de sortie : 12 septembre 1979
- Voir le dossier : La saga "Alien"
À l’occasion de la sortie d’Alien : Covenant, retour sur quelques-unes des matrices de l’épisode fondateur de la saga. Où machinal et organique, androïde et créature sanguinaire, esquissent une trame réflexive hantée par des interrogations ontologiques confinant au vertige.
- Copyright Emma Seillier
Visionner Alien, le huitième passager revient à s’immerger dans un espace où machinal et organique sont intrinsèquement liés. Lorsqu’apparaît à l’écran l’immensité crépusculaire de l’espace en ouverture, se superposent peu à peu insidieusement au paysage stellaire les caractères monolithiques du titre du film. À ce moment déjà, toute la finalité du film est condensée : il sera question de la contamination d’un espace naturel par un corps hétérogène. Mais cette problématique allégorique, renchérie par la musique métallico-viscérale de Jerry Goldsmith, ne s’arrête pas là. Après un travelling atmosphérique dans les méandres du Nostromo, émergent d’un sommeil artificiel - sinon (re)naissent - les membres de l’équipage. La symétrie entre les couveuses machiniques et la matière charnelle des corps parle d’elle-même. La beauté de la carnation s’oppose et renvoie aux lignes sublimes de la technologie qui la maintenait en vie quelques minutes auparavant. Tout paraît propice à la généalogie d’un enfantement. Ces machines initialement développées par et pour des êtres humains, elles-mêmes coordonnées par une intelligence artificielle nommée "Maman", veille sur le bien-être des passagers. Reste à savoir avec quelle autonomie - problématique fétiche de la science-fiction. Si l’espace à vivre du Nostromo, avec ses nuances de blanc et de gris et ses lignes minimalistes, sonne comme le comble de l’inanimé et du fonctionnel, il distille paradoxalement quelque chose de physique et de vivant. Le paroxysme de l’organicité revient néanmoins au vaisseau extra-terrestre abîmé sur la planète LV-426 - le fameux Derelict. Ses couloirs suintants, qui donnent le sentiment de l’intérieur d’un corps, d’une gorge titanesque, jouent allègrement sur cette dimension. Au même titre que les entrailles du Nostromo qui se présentent comme un environnement symboliquement amniotique : celles-ci laissent d’ailleurs entendre comme un cœur qui bat, renvoyant à quelque chose de chaud et mouvant. Toute cette dépendance qu’entretiennent organique et machinal dans Alien pourrait n’être au fond qu’un pré-requis encadrant les duels entre Ripley et Ash, le synthétique. Mantra par excellence du cinéma fantastique, le monstre - ici la créature xénomorphe phallique découlant de la fécondation du face-hugger - vaudrait quant à lui surtout pour sa charge psychanalytique : c’est lui qui suggère à Ripley sa hantise de l’enfantement, et c’est également lui qui recèle aux yeux de Ash cet horizon énigmatique que sont les émotions à l’état pur. Faut-il rappeler que pour un androïde tel que Ash, les sentiments, et par extension la conscience cartésienne, sont techniquement impossibles. Quoi qu’il en soit, l’alien ici ne doit pas être assimilé à une fin mais à un moyen : celui d’opposer Ripley à Ash - peut-être le seul véritable monstre du film.
- Ripley - Copyright Emma Seillier
L’enjeu littéraire et conceptuel d’un androïde se distingue-t-il de celui relatif au monstre ? Pas si sûr, tant chacune de ces figures contribuent à leur manière, de façon diamétralement opposée, à questionner notre rapport au désir, à mettre à nu nos contradictions et inhibitions. Les velléités sanguinaires de l’alien, exacerbation de l’éros et du thanatos, font écho au simulacre d’instinct de conservation et de volonté de Ash, mais aussi à sa négation structurelle de l’existence et de ses oscillations. Au centre de ce système polarisé par deux extrêmes gravite Ripley, qui transige avec le désir de mort de l’extra-terrestre, et avec le détachement immanent du synthétique. Plusieurs rencontres décisives entre ce dernier et la jeune femme jalonnent Alien. Où chaque fois le visage impassible de Ash, comme feignant une sorte d’adversité sur fond d’intuition scientifique, se confronte à celui, dur mais aimant comme une mère, de Ripley. Une cosse mécanique aux dispositions essentiellement physiques se heurte à un sujet organique doté d’inclinations psychologiques.
Cette orientation théorique n’est pas si éloignée des œuvres de Mary Shelley et Bram Stoker. Mais bien qu’il soit tentant de schématiser Alien en le rapprochant d’un roman gothique classique à la Dracula, la réalité est plus complexe. Certes, les pérégrinations des personnages sur la planète LV-426 et la découverte du vaisseau extra-terrestre rappellent les déambulations de Jonathan Harker et d’Abraham Van Helsing au château du comte Dracula. De même que l’atmosphère sinistre du vaisseau s’inspire quelque part des couloirs macabres du manoir (ruines, paysage nocturne), ou que la contamination du facehugger soit comparable à celle relevant du vampire. Mais toute l’autonomie d’Alien réside dans son utilisation de l’androïde. Là où le suceur de sang - remplacé chez Ridley Scott par une créature dont toute l’intelligence ne consiste qu’exclusivement à éliminer l’autre - servait aux écrivains à évoquer des thèmes proches de la psychanalyse tels que les pulsions, l’inconscient, les émotions ou encore la folie (soit à saisir l’envers des Lumières), l’androïde adopte une posture plus ontologique dans Alien. Au-delà de sa mission inflexible consistant à ramener coûte que coûte le xénomorphe sur Terre, celui-ci s’adonne à toutes sortes d’expérimentations. Se jouant et jugulant les réactions du tout venant, il hiérarchise les êtres selon leur capacité à survivre. À tel point qu’il s’approprie quelque part la place du démiurge et articule à son gré toutes les interactions des êtres vivants qui l’entourent - humains et monstres compris. Avec un laconisme stupéfiant, ce dernier va manipuler chacun des membres de l’équipage et acheminer indirectement l’alien à bord du Nostromo. Le vaisseau lui sert dès lors de laboratoire géant, où vie et mort, êtres et choses, ne sont finalement considérées qu’en tant que vulgaires données algorithmiques.
- Copyright UFD
Fallacieusement mis en scène comme un protagoniste secondaire, Ash interfère sur toutes les péripéties. Dès l’ouverture, il apparaît endormi aux côtés de Kane lorsque l’équipage sort de l’hyper-sommeil. La machine et le futur organisme hôte du facehugger sont indifférenciés. Malgré ses besoins inexistants en sommeil et en alimentation, Ash prend aussi part au petit déjeuner. Sans vraiment participer à la conversation de l’équipage, il s’en tient alors à une communication non verbale, s’assurant cependant de sourire ou contrefaire une émotion au fil de la conversation pour ne pas attirer l’attention. En dépit d’une placidité chronique et de nuances d’expressions très limitées, cette caractéristique passe pour une manière d’être, comme un flegme teinté de timidité. Dans le même temps, il absorbe un liquide blanchâtre laiteux - celui qui jaillira quelques heures après de son corps. Plus tard dans le film, il obéit à Parker dans la seconde lorsque ce dernier lui réclame son siège, comme s’il soupesait toute interaction pour se rapprocher chaque fois un peu plus de son objectif. Mais les faux-semblants chez Ash ne s’appliquent pas strictement aux êtres humains. Car même lorsqu’il demeure seul - par exemple lorsqu’il communique par radio avec Kane, Dallas et Lambert dans les décombres du vaisseau sur LV-426 -, ses mimiques et tics semblent trahir la présence d’une conscience - le fameux "ghost" sondé par Mamoru Oshii dans Ghost in the Shell. Il se réchauffe en courant sur place et en soufflant sur sa main droite, comme s’il avait été programmé pour feindre la frilosité, du moins les sens. Preuve que la plupart des thématiques explorées dans Blade Runner sont déjà présentes à l’état embryonnaire dans Alien.
- Ash - Copyright Emma Seillier
Augurer un quelconque comportement machiavélique appliqué à dessein en la machine anthropomorphique qu’est Ash est une erreur qu’il n’est pas si vain de commettre, n’en déplaise aux puristes de la robotique. Car même si les rares expressions de ce dernier ne font manifestement que répondre à des stimuli, et chercher à créer une forme d’empathie et de réciprocité chez l’autre pour atteindre un but spécifique préalablement paramétré, tout porte à croire que cet androïde dispose d’une autonomie plus ample qu’on ne l’imagine. Même si l’on n’atteint pas ici les fulgurances des réplicants - reproductions plus-que-parfaites des êtres humains chez K. Dick -, le mimétisme se révèle confondant. Seule Ripley, personne la plus intrinsèquement encline à l’altérité, parvient à déceler un semblant d’inquiétante étrangeté en Ash. En s’identifiant à lui et en cherchant à comprendre son raisonnement scientifique discutable, elle met au jour ses dissimulations puis plus tard sa condition de synthétique. À noter que lorsque les derniers survivants du Nostromo s’aperçoivent à leur tour que leur officier scientifique n’est qu’un androïde, ceux-ci le désignent avec dégoût comme un "foutu robot". Leur défiance ostensible - manifestation que l’on retrouvera à l’identique dans Aliens notamment - traduit une peur originelle abyssale : celle s’ouvrant sur l’éternelle question de notre nature. Pourrions-nous être réduits à notre seule enveloppe corporelle ? Qu’est-ce qui nous différencie d’une copie conforme ? Comment un être étant peut-il se distinguer d’un robot ?
- Copyright UFD
Deux scènes illustrent à merveille les tonalités paradoxalement humaines de Ash dans Alien. Lorsque le xénomorphe s’extrait cruellement du ventre de Kane, le synthétique ne peut réprimer pour lui-même une étrange formule : "le fils de Kane", prononce-t-il en un souffle comme un enfant devant l’inconnu. Plus loin, lorsque Ripley prend la peine, en présence de Lambert et Parker, de le rebrancher après l’avoir mis hors service, Ash a ces phrases époustouflantes de concision : "Vous n’avez toujours pas compris ce à quoi vous avez affaire, n’est-ce pas ? C’est l’organisme parfait. Sa perfection structurelle n’a d’égale que son agressivité." Et d’ajouter lorsque Lambert pressent son admiration pour le xénomorphe : "J’admire sa pureté. C’est un battant, libre de toute conscience, de tout remords ou d’une quelconque moralité." Ash perçoit en l’alien un être dépourvu de toute conscience morale, qu’il considère à ce titre comme libre et à son image. C’est que le synthétique vient en réalité de découvrir un être avec lequel il partage un vide : l’absence de moralité. Reste que ce défaut est pallié chez Ash par les fameuses injonctions de la robotique d’Asimov. Et pour cause : il entre dans une sorte de procédure d’autodestruction lorsqu’il tente d’étouffer Ripley à l’aide de magazines érotiques enroulés. Ses soubresauts sont alors épileptiques, et toute sa structure suinte le liquide blanchâtre qu’il consommait continuellement. D’autres passages laissent suggérer cette dimension, notamment lorsque Ripley suppose au début du film ouvertement que le code émanant de LV-426 déchiffré par "Maman" n’est pas un SOS. Ash essuie alors une goutte laiteuse qui perle sur son front : c’est qu’il aurait été contraint d’user de la force si Ripley avait dès le départ remis en question sa mission. Avec une aisance et une modestie remarquable, Alien conjugue ainsi à la fois les problématiques du cinéma fantastique et celles de la science-fiction contemporaine. S’agit-il de l’œuvre charnière faisant office de pont entre les deux univers ? Peut-être. Avec son héroïne tiraillée entre un monstre hermaphrodite hypersexualisé et un humanoïde en quête de conscience, Alien annonce aussi les expérimentations ultérieures de David Cronenberg (Crash, ExistenZ, notamment). Exsude à la marge comme une remise en question des concepts classiques d’art et de beauté. Où la pensée harmonieuse de l’ère préindustrielle laisse place à un monde hybride axé sur l’altération et le dysfonctionnement. Déformés, corrompus par le monde contemporain et ses nouvelles technologies, les corps et les esprits composent avec des conventions inédites. Ces visions sont d’autant plus intemporelles que la domotique ne cesse aujourd’hui de gagner du terrain, à l’instar de l’IA chimérique et des nanotechnologies. Autant de thématiques qui firent quelques années plus tard les grandes heures de James Cameron.
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