Une Louisiane en (l)armes
Le 24 novembre 2015
Avec The Other Side, Roberto Minervini rend son cinéma beaucoup plus frontal et politique qu’il ne l’avait été jusqu’à présent et nous livre un aboutissement bouleversant de l’esthétique qu’il avait développée dans sa trilogie texane. Une claque récompensée par le Prix du Jury au Festival du Film Grolandais de Toulouse.
- Réalisateur : Roberto Minervini
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Français, Italien
- Durée : 1h32mn
- Titre original : Louisiana (The Other Side)
- Date de sortie : 25 novembre 2015
- Festival : Festival de Cannes 2015
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Avec The Other Side, Roberto Minervini rend son cinéma beaucoup plus frontal et politique qu’il ne l’avait été jusqu’à présent et nous livre un aboutissement bouleversant de l’esthétique qu’il avait développée dans sa trilogie texane. Une claque récompensée par le Prix du Jury au Festival du Film Grolandais de Toulouse.
L’argument : Dans un territoire invisible, aux marges de la société, à la limite entre l’illégalité et l’anarchie, vit une communauté endolorie qui fait face à une menace : celle de tomber dans l’oubli.
Des vétérans désarmés, des adolescents taciturnes, des drogués qui cherchent dans l’amour une issue à leur dépendance, des anciens combattants des forces spéciales toujours en guerre avec le monde, des jeunes femmes et futures mères à la dérive, des vieux qui n’ont pas perdu leur désir de vivre…
Dans cette humanité cachée, s’ouvrent les abysses de l’Amérique d’aujourd’hui.
Notre avis : Né à Fermo en Italie, Roberto Minervini est devenu en l’espace de quelques films le spécialiste de la classe pauvre blanche américaine, les fameux white trash qu’il observe avec sa caméra de façon intime et sans jamais juger. Avec The Passage (2011), Low Tide (2012) puis Le Cœur battant (2013), il a peaufiné un langage cinématographique personnel dans lequel le documentaire se sert de certains atouts apportés par la fiction. Un entre-deux fascinant et novateur où les personnages sont comme les acteurs de leur propre réalité. Minervini aime d’ailleurs l’idée d’une "anthropologie partagée" chère à Jean Rouch. Il nous précise :
"Je pense que la forme documentaire est la plus rigide et stérile qui existe, malgré tous les efforts par des génies du documentaire comme Jean Rouch, Allan King du Canada ou le Belge moins connu Benoît Dervaux qui a été cameraman pour les frères Dardenne. J’aime aussi son observation. Malgré leur désir d’intégrer un nouveau langage qui inclut la forme et l’esthétique du travail de fiction, et sa beauté, le documentaire reste une forme très "didascalique" où la beauté des images est vue comme négative. Quand on approche l’intimité et qu’une relation du réalisateur au sujet est en jeu, ce n’est pas toléré. Dans The Other Side, je repousse ces limites. L’intimité que j’ai avec les sujets de ce film, date de bien avant le film, elle se produit car d’une certaine manière je ne suis pas très différent de ces sujets. Je viens d’un milieu ouvrier pauvre, j’ai vu beaucoup de drogues, de désespoir, de violences, je comprends leur colère envers les institutions bien qu’idéologiquement je sois très différent de ces gens. En revanche, émotionnellement j’en suis proche. Je sais ce que c’est que d’être en colère jusqu’à penser que l’institution est votre ennemie, que cet ennemi veut vous blesser et que peut-être il faut frapper en premier. Je comprends ces pulsions d’agression et de destruction. Vu que je comprends cela, il y a une grande intimité qui s’est créée entre moi et les sujets. Une grande confiance".
(c) Agat Films
Il est vrai que ce que The Other Side nous donne à voir, on ne l’a jamais vu ailleurs. Le réalisateur arrive à mettre ses sujets littéralement à nu et la claque est d’autant plus grande. Avec ce film, il s’éloigne donc un peu du Texas pour nous montrer une Louisiane exsangue, à mille lieues des clichés touristiques du carnaval de La Nouvelle-Orléans et de sa musique. Dès les premiers plans, nous voyons des hommes armés et en tenues de camouflage, guettant un ennemi, comme dans un film de guerre. Le passé de Minervini dans le photoreportage saute immédiatement aux yeux. Son long métrage va ainsi nous mener à la rencontre des camés, des paumés, taulards en sursis, vétérans avec la haine, alcooliques en détresse. Mais là où le cinéma américain aime ridiculiser ses rednecks pour en faire des stéréotypes, le cinéaste part à la recherche de leur âme et de la vérité cachée derrière ces visages marqués et édentés, en ne s’imposant aucune censure.
Le film lui même est divisé en deux parties. Dans la première nous suivons Mark et Lisa, un couple qui s’aime et qui se défonce. Nous partageons leur intimité et rencontrons leurs proches. Mark est sorti de prison car sa mère est en fin de vie, atteinte du cancer, et il y retournera à sa mort. Dans cet environnement où tout le monde se drogue (il fournit même sa sœur et son neveu), la taule devient le seul moyen de décrocher. Malgré l’amour qu’ils se donnent, ils savent qu’il n’y a aucun avenir pour eux ici. Le lieu et les conditions sociales les ont tous condamnés à des ambitions impossibles (comme sa nièce qui rêve de devenir styliste). Il ne leur reste que la famille, la communauté et le sentiment d’appartenance pour se sentir exister. Ils exercent des petits boulots quand ils en trouvent et ne tiennent que par la méthamphétamine. La scène avec la go go danseuse enceinte en a d’ailleurs perturbé pas mal dans l’audience.
(c) Agat Films
La seconde partie est, quant à elle, bien différente en apparence. Elle nous montre une milice qui s’entraîne pour le combat. Selon eux, la guerre civile est en route. Armés jusqu’aux dents, ils ont pour certains combattu en Irak. Ils disent faire cela pour protéger leurs familles et s’accrochent aux idéaux de liberté sur lesquels ce pays s’est fondé et qu’ils voient être totalement piétinés et bafoués par le gouvernement. Même s’ils vivent dans une misère moindre que l’entourage de Mark, ils se sentent tout autant mis de côté. Tout comme lui, ils veulent dégager ce "nègre" qui se moque d’eux. La révolution est en marche et ils sont prêts à la lutte armée. Mais attention, ce ne sont pas juste des rednecks racistes, la situation est plus complexe. Ils comptent des Noirs dans leurs rangs et sont très critiques quant à l’intervention des États-Unis à l’étranger. Comment un pays aussi jeune peut-il dicter au Moyen-Orient le chemin à suivre ? Autre fait surprenant, les amis de Mark croient en Hillary Clinton pour sauver la situation, et pas en un Donald Trump. Tous ces hommes se préparent donc à ce que la loi martiale soit déclarée et leurs libertés restreintes. C’est à cette Amérique que Minervini consacre son film. Et si leurs passe-temps peuvent sembler inoffensifs (concours de T-shirts mouillés, jeux de boue, tatouages, bouledogues, pickup trucks...), ils n’en ont pas moins la rage, et des mecs imbibés de litres de bière et armés de mitraillettes, cela peut faire des dégâts (la fin crépusculaire). La dimension politique et orgiaque de cette deuxième section est bien représentée par une scène où une femme blonde en petite tenue revêt le masque d’Obama pour faire des fellations aux hommes présents. On vous avait prévenus, tout le monde ne pourra pas voir ce film en raison de la dureté de certaines situations qui secouent vraiment. C’est d’autant plus troublant que les personnages sont conscients de la présence de la caméra et de ce qu’ils exhibent. Preuve que la réalité doit être bien pire.
(c) Agat Films
Le titre The Other Side renvoie donc à cette vision cachée de l’Amérique, si éloignée de l’image que le pays veut renvoyer de lui-même. Mais le métrage met aussi deux formes de haine d’Obama face à face. Il y a celle de Mark et son neveu, qui ne peuvent ni voter (l’un étant un criminel, l’autre étant trop jeune) ni avoir droit à des armes, et celle des paramilitaires, suréquipés pour le conflit qui se prépare. Il y a donc deux réalités qui se confrontent : celle des camés et petits dealers qui s’autodétruisent dans leurs mobile homes ou leurs maisons délabrées où il n’y a plus d’électricité, et celle des paramilitaires armés qui se sont organisés comme une secte vivant au milieu des bois et qui tirent sur des effigies du président. Il faut préciser le travail extraordinaire de Diego Romero Suarez-Llanos, le directeur de la photographie, dont l’image si singulière fait exploser les verts à l’écran et le langage des corps, accompagnés par les bruitages et les prises de son qui nous font vraiment ressentir la moiteur et la chaleur du climat de la Louisiane.
(c) Agat Films
Bien sûr, on se pose forcément la question de comment Minervini a-t-il obtenu ces images. Il précise que c’est par le biais de Colby Trichell qu’il a filmé dans ses deux longs métrages précédents. En effet, lui, a pu échapper à la violence et la pauvreté de West Monroe (le taux de chômage est de plus de 60 %), dans le Nord de la Louisiane, mais les autres y sont restés. C’est pourquoi nous voyons le nom Trichell revenir souvent dans les crédits de fin. Il est avant tout question de survie ici. Minervini, quant à lui, a compris que pour retranscrire cette réalité, il ne fallait plus qu’il mêle des acteurs à ces gens dont la vraie vie est filmée, erreur qu’il avait faite sur ses deux premiers longs. Pour ce film, qui est de loin son plus "militant", il a tourné pendant deux ans, rassemblant des centaines d’heures de rushes. The Other Side est d’ailleurs rythmé par deux célébrations américaines majeures : le Jour de l’Indépendance et la fête de Noël. Car malgré leur dégoût du gouvernement, ces gens aiment leur patrie. Il suffit de voir les larmes du vétéran Ray quand il parle du 4 juillet. Des larmes glaçantes car ressenties du plus profond de son être. Et que dire des pleurs de Jim, le vieil ami sourd et alcoolique de Mark, quand il lit un poème que lui a offert une petite fille et qu’il a accroché sur son frigo : "Pour tous ceux qui croient qu’ils ne comptent pas, vous êtes tout pour moi. Pour tous ceux qui se sentent abandonnés, moi je suis là..." Bouleversant comme une prière.
(c) Agat Films
The Other Side est un film fait de larmes et de souffrances, là où se mêlent les odeurs de sueur, de bière, de sperme et la colère des faibles, une orgie de drogues et d’armes à feu, un tourbillon visuel où le désespoir de l’abandon se hurle et où la révolution se met en route. Mais à aucun moment il ne faut oublier qu’il s’agit d’un documentaire et qu’il nous montre quelque chose qui est en train de se produire aujourd’hui aux États-Unis. Un film dur mais essentiel, et un vrai tour de force pour le réalisateur.
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