Conjurer le spectre du Vietnam
Le 6 août 2024
Sans doute l’œuvre la plus marquante du trop méconnu Hal Ashby, poète contestataire et figure de proue du Nouvel Hollywood, Retour est aussi le premier film s’attaquant de front aux conséquences de la guerre du Vietnam.
- Réalisateur : Hal Ashby
- Acteurs : Bruce Dern, Jon Voight, Jane Fonda, Robert Carradine, Charles Cyphers, Penelope Milford, Olivia Cole, Robert Ginty
- Genre : Drame, Romance
- Nationalité : Américain
- Durée : 2h06mn
- Titre original : Coming Home
- Date de sortie : 14 juin 1978
- Festival : Festival de Cannes 1978, Festival Lumière
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Résumé : 1968. Bob Hyde, un capitaine de l’armée américaine, décide de se porter volontaire pour la guerre du Vietnam. Son épouse, Sally, reste au pays. Afin de trouver un sens à sa vie, elle devient bénévole à l’hôpital des vétérans. Là-bas elle y rencontre Luke, un ancien combattant devenu tétraplégique. Sally apprend à le connaître et progressivement, tombe amoureuse de celui-ci. Pourtant lorsque Bob reviendra, elle devra faire un choix.
Critique : L’année 1978 marque un tournant décisif dans l’histoire du cinéma américain. Après le tristement célèbre Les Bérets verts (1968) de John Wayne - l’un des plus gros soutiens de la droite conservatrice-, qui tentait de légitimer à coup de patriotisme pompier l’intervention des Américains au Vietnam, le besoin de rééquilibrer l’équation se fait sentir. Seulement trois ans après la fin de la débâcle vietnamienne, c’est Hal Ashby, l’insolent réalisateur de Shampoo et Harold et Maude, qui le premier décide de prendre en charge le traumatisme encore vif d’une Amérique en pleine crise identitaire. Ourdi depuis six ans par Jane Fonda, actrice et productrice du film mais aussi figure de proue du mouvement contestataire aux États-Unis, le film fait l’effet d’une bombe et glanera d’ailleurs trois statuettes aux Oscars (meilleur acteur pour Jon Voight, meilleure actrice pour Jane Fonda et Oscar du meilleur scénario original). Comparé au film de Michael Cimino, Voyage au bout de l’enfer, sorti seulement quelques mois plus tard, Le retour apparaît comme plus explicitement politique et héritier d’une tradition sans doute plus réaliste. À l’époque, chaque foyer américain connaît au moins une personne revenue du Vietnam dans une boîte en fer et les mères continuent de pleurer les fils morts au champ d’honneur pour une guerre dont ils n’ont pas compris le sens. Hantée par le spectre des images de la guerre diffusées chaque midi sur les écrans de télévision, l’Amérique se relève difficilement d’une des plus sombres périodes de son histoire. Le film joue ainsi habilement sur l’imagination, laissant l’horreur et la mort dans un hors champ dont le spectateur ne possède qu’une vision fragmentaire. Seules les quelques lettres, passées au crible de la censure, relient directement les personnages féminins à ceux envoyés dans l’enfer de la guerre. Si Ashby place l’intrigue au moment de l’offensive du Têt, c’est, outre l’envie de remette les pendules à l’heure après la cavalcade de Wayne, la volonté de montrer l’Amérique à un moment charnière, passant d’un enthousiasme tout relatif à une cruelle désillusion. Ce que nous montre le réalisateur, c’est que la guerre, dans son acception universelle, n’est pas seulement meurtrière mais brise les hommes de l’intérieur. En mettant de côté une bonne partie du background politique et en se concentrant sur le retour des soldats, Ashby s’intéresse uniquement aux conséquences du conflit, si lointain et pourtant si proche, coupé de toute réalité, qui régurgite des hommes incapables de reprendre le cours normal de leur existence. Le scénario, d’une grande intelligence, présente sans aucune forme de complaisance les destins croisés d’êtres directement ou indirectement minés par une guerre où nul n’est étranger, essayant tant bien que mal de survivre dans un monde où tous leurs repères se sont effondrés. Ashby dépasse l’idée classique du triangle amoureux pour en faire le double catalyseur à la fois des angoisses profondes de son pays et de tous les espoirs. En opposant les deux hommes, le mari et l’amant, le réalisateur nous montre aussi que le pire n’est pas la déchéance physique, qui, à force de volonté, de courage et d’entraide, peut être surmontée, mais le traumatisme moral engendré par la barbarie humaine. Bien qu’à thèse, le film ne tombe pas dans l’écueil du réquisitoire alimentant le discours antigouvernemental. Entièrement porté par cette volonté d’aller de l’avant en rebâtissant l’Amérique sur de nouvelles bases, il invite à réfléchir sur sa propre histoire pour ne pas reproduire les erreurs du passé. Le retour est ainsi totalement habité par l’espoir, qui passe avant tout par la tolérance et l’acceptation de l’autre. Faisant fi des clichés, la rencontre de Sally et Luke, qui se tiennent d’abord compagnie pour combattre la solitude, se transforme en une véritable histoire d’amour. Ashby filme d’ailleurs l’une des plus belles scènes d’amour physique jamais filmée, très osée même pour l’époque, où il expose la recherche d’un plaisir mutuel possible en dépit de la paralysie de Luke. Grâce à cette scène fabuleuse, d’une incroyable intensité émotionnelle et érotique, l’homme brisé à qui le Vietnam avait enlevé sa virilité la récupère par un autre biais "en faisant jouir la femme sans la pénétrer". Bien des années après, Jane Fonda se souvient encore de cette séquence bouleversante. La période de séduction mutuelle, le dîner, l’amitié puis l’acte amoureux vu comme achèvement du processus de réappropriation du soi, permettent à Luke de recouvrer sa dignité d’homme ainsi qu’une place dans une société où il se sentait exclu. Du moment révoltant où Ashby dépeint la manière dont sont traités des vétérans devenus pour la plupart des coquilles vides en perpétuelle souffrance à la prise en charge de Luke par une main charitable, il n’y a qu’un pas. C’est seulement grâce à la compassion envers son prochain et non la pitié que les hommes pourront de nouveau retrouver cette part d’humanité manquante. Une bien belle manière de dénoncer une société ultra capitaliste mue par un individualisme de plus en plus forcené dont le modèle se radicalisera bientôt avec l’élection de Ronald Reagan.
Ashby réalise un film à la fois sobre et puissant, d’une grande élégance formelle, qui laisse à chacun le loisir de se retrouver dans les différents personnages. Bien que sorti en premier sur les écrans, Retour nous apparaît comme une possible suite à Voyage au bout de l’enfer, le chef-d’œuvre de Michael Cimino, dont la séquence finale du « God Bless America » entonné à l’unisson constitue un véritable chant d’espoir. Une fable sublime sur l’incroyable capacité de résilience humaine qui, bien des années après sa sortie en salle, reste pourtant plus que jamais d’une étonnante actualité.
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